C’est une histoire de guerre et de fraternité, l’histoire du pays du sourire, le Kampouchéa, dévasté par une guerre fratricide.
Sophat et Seille, deux jeunes Cambodgiens étaient deux frères inséparables. Ils étaient toujours ensemble, que ce soit dans les moments difficiles ou dans les moments heureux. Leur père, ils l’avaient peu connu si ce n’est au travers des récits de leur mère. Il était soldat dans les troupes du gouvernement. Jamais il n’était revenu du front. Elle évoquait un homme droit et courageux, un soutien de famille qui lui manquait terriblement.
Le conflit du Vietnam dépassait les frontières du Cambodge. Les bombardiers américains B-52 avaient fait de nombreux raids au-dessus du pays, pour essayer de mettre en fuite le Vietcong qui avait établi des bases dans la jungle cambodgienne.
Les deux frères (suite)
L’organisation communiste des Khmers rouges, venant des montagnes du Cambodge s’était alliée aux Vietnamiens qui luttaient contre les Américains. Le gouvernement du général Lon Nol, soutenu par les Américains, avait remplacé le prince Sihanouk. Malgré tout, les communistes gagnaient du terrain et les Khmers rouges avaient repoussé l’armée de Lon Nol vers le Mékong.
Le peuple était déchiré : les uns soutenaient le pouvoir en place, d’autres se ralliaient aux révolutionnaires. Le chef des Khmers rouges, Saloth Sar, avait pris le nom de guerre de Pol Pot. La population fuyait la campagne où pleuvaient les bombes.
L’absence de son mari avait déclenché une faiblesse cardiaque chez la mère des deux adolescents. Elle disparut, laissant les deux jeunes enfants orphelins. Après la mort de leur mère, les deux garçons, éperdus de chagrin, s’étaient encore rapprochés et devinrent comme les deux doigts de la main. Toute leur adolescence, ils l’avaient passée chez leur grand-mère. Ils avaient grandi dans la ville de Phnom-Penh.
Seille, l’aîné, âgé de dix-sept ans, veillait sur son frère comme un père. Ce robuste garçon à la chevelure brune, au regard perçant, avait de l’énergie à revendre. Sa grande taille, son corps musclé impressionnaient son jeune frère Sophat. Du haut de ses quinze ans, celui-ci était en admiration devant son frère « modèle ». Lui, si timide, aux yeux marron doré qui reflétaient la douceur, l’innocence, avait hérité de la fragilité de la santé maternelle.
Leur grand-mère, Soriya, faisait tout son possible pour guider ses petits-fils dans le droit chemin. La tâche n’était pas facile, surtout avec Seille qui avait une forte personnalité ; et souvent Soriya s’énervait à cause des bêtises de l’adolescent. Sophat, plus docile et obéissant, était sa fierté. Les deux garçons ne se séparaient jamais. Souvent, le matin, de très bonne heure, ils allaient au bord du fleuve, le Mékong, mère des eaux. Pour eux, c’était d’abord, le Tonlé Thom, le grand fleuve. Il était large comme une mer et roulait des eaux vertes et calmes. Les deux garçons croisaient souvent le cortège des bonzes, qui, à l’aube, quittaient l’enceinte du temple, le vat. Vêtus de tissus orangés, crâne et sourcils rasés, pieds nus, ces moines portaient leur bol à aumône, le ba, en quête de nourriture.
Seille et Sophat pêchaient des poissons, frais et scintillants : carpes, perches, gouramis, anguilles... Ensuite, alors que le soleil était plus haut dans le ciel, ils partaient, chargés de paniers sur la place du quartier, vendre leurs poissons. Il leur fallait ensuite courir vers le lycée. Parfois, les jours de liberté, ils poussaient jusqu’au Tonlé Sap, le grand lac, pour une pêche miraculeuse. De toutes les contrées, les familles de paysans se déplaçaient vers la plaine des Quatre Bras. Le lac devenait un lieu de troc : paddy contre poissons et sel. Le fumage ou le salage avait lieu sur place. Une forte odeur de pra-hoc, technique qui réduisait le poisson en pâte, envahissait l’air, très loin, au-dessus des terres que baignait le lac. Cette pêche, c’était leur gagne-pain. Ils troquaient leurs poissons aussi chez les poissonniers de leur quartier contre d’autres marchandises. C’était aussi un appoint pour Soryia qui avait su mettre à profit ses talents de cuisinière : à la mort de sa fille, elle avait ouvert une « baraque » où elle servait ses spécialités aux client, la soupe de poisson à l’ananas, samlo machou, ou le poisson au lait de coco servi dans une feuille de bananier. L’endroit sentait bon la citronnelle et la coriandre. A ses côtés, Mhom, une jeune voisine, qui ne laissait pas Sophat indifférent, servait les personnes attablées à la fraîcheur d’un latanier.
Souvent, un Français, qui parlait parfaitement le khmer, venait se restaurer. Il avait dû quitter la petite ville de Siemreap, à côté des temples d’Angkor, maintenant contrôlés par les Nord-Vietnamiens. Ce passionné d’archéologie ne pouvait plus effectuer ses recherches dans les temples. Par ses récits, Seille et Sophat prenaient pied dans l’horreur de la guerre qui faisait rage aux portes de Phnom Penh. L’étranger raconta une nuit qui fut une épouvante. Du petit village où il habitait, à 13 km de Siemreap, il avait entendu de nombreuses explosions dont certaines semblaient bien proches ; il avait aussi entendu le retentissement étouffé du canon, puis les obus s’étaient élevés droit au-dessus de leurs têtes. Un sifflement strident s’estompait dans les profondeurs de la forêt… Ces récits prenaient des dimensions épiques.
Les deux garçons adoraient se baigner dans le fleuve dans la torpeur des après-midi après les cours. Ils y retrouvaient les amis du quartier. Seille, souvent entouré de filles, chahutait avec ses copains Ley et Son. Parfois Mohm les rejoignait. Sophat, plus réservé, restait à l’écart avec elle. Elle était bien jolie et coquette. Elle égayait son pantalon noir en portant des blouses colorées qu’elle changeait souvent. Quand il faisait chaud, sa longue tresse noire disparaissait dans le krama, ce carré de coton que le paysan khmer utilise comme écharpe ou serviette, enroulé autour de son cou.
- Venez vous baigner, Sophat, Mohm ! hurlait son frère.
Souvent Sophat raisonnait son frère aîné quand celui-ci voulait sécher les cours.
En avril, au point culminant de la saison chaude, tous se retrouvaient dans les eaux du fleuve, s’aspergeant joyeusement pour le nouvel an. Le rite voulait qu’on nettoie les statues de Bouddha pour obtenir la pluie, symbole de richesse et d’abondance.
Mais Phnom Penh changeait : Le Pays du sourire était à feu et à sang sous les bombardements américains, si bien que la population fuyait la campagne, pour se réfugier en ville.
Même le soir, tard, les routes étaient encombrées : cyclistes, pousse-pousse, taxis et camions de pièces détachées pour l’armée défilaient entre les haies de palmiers.
Vers le sud de la ville s’entassaient, depuis peu, de misérables cahutes de carton et de bouts de tôle. La population de la ville augmentait, régulièrement gonflée des réfugiés de guerre. Et puis au loin, le soir, on entendait le grondement sourd des bombardiers qui effectuaient leurs inlassables rotations. Souvent le silence de la nuit était déchiré de bruits d’explosions.
Un dimanche, comme souvent, avec quelques riels en poche, Seille et Sophat partirent au marché de Chbar Ampou. Les étals des marchands de fruits et légumes regorgeaient de bananes, melons, patates douces, choux chinois et cannes à sucre. Plus loin, se côtoyaient têtes de porc et feuilles de tabac. Une vieille femme chinoise, assise sur un panier, recousait l’ourlet d’un sarong. Une foule se bousculait autour d’elle pour lui marchander toutes sortes d’étoffes. Plus loin, des femmes tournaient et retournaient des papillotes de feuille de bananier, contenant des boulettes de riz fourrées à la banane, ou bien, grillaient des mygales.
Seille voulait des pendentifs de bouddha. C’était le dieu protecteur. Sophat achèterait du riz pour la maison. Soriya leur préparerait des nouilles khao phoun.
Ils se séparèrent pour gagner du temps et se donnèrent rendez-vous. Seille, en s’éloignant, dit à Sophat :
- Dans une demi-heure, devant l’épicerie du grand marché ! Fais attention, depuis quelques jours les Khmers rouges rôdent, cherchant des adolescents pour les enrôler !
Quelques minutes plus tard, alors que Sophat revenait avec son sac de riz, il aperçut, au loin, Seille devant un étal. Penché vers le marchand, dos à la ruelle, il choisissait ses pendentifs.
Une explosion retentit. Une attaque à la grenade…
Soudain, les gens, jusque là paisibles sur le marché, se mirent à crier et s’enfuirent dans tous les sens. Ici et là, les étals se renversaient, les fruits roulaient sur le sol… Quelle désolation. Des devantures de magasins avaient éclaté. Une clameur montait des allées de ce qu’il restait du marché : décombres de stands, victimes affalées, gémissements… et cette âcre fumée qui serrait les gorges.
Sophat se dissimula dans l’entrée d’un immeuble.
Seille fit volte-face… Les Khmers rouges !!! Leur brigade avait attrapé un malheureux qui hurlait, les yeux écarquillés d’épouvante : « Lâchez-moi, je ne veux pas vous suivre. Assassins ! » Ils le ruèrent de coups. Sous la violence des gourdins, le jeune homme resta sans vie, à terre. La place était déserte. Tous avaient fui… sauf la vieille femme qui soignait une petite fille, touchée au bras. Seille, paralysé par l’horreur de la situation, resta pétrifié. Un des guérilleros fondit sur lui, le bouscula :
- Si tu ne veux pas finir comme l’autre, alors suis-nous !
Seille n’avait pas le choix. A contre-cœur, la peur au ventre, il décida de les suivre.
Sophat sortit de sa cachette. Il ne pouvait abandonner son frère ! Seille l’aperçut derrière le groupe des Khmers rouges. Il hurla de toutes ses forces : « Noon !!! Sauve-toi ! » Sophat disparut à travers le chaos des stands renversés, avant que les Khmers rouges aient pu réagir. Ceux-ci forcèrent le prisonnier à avancer. Les poings liés, Seille ne put rien tenter. Dans sa tête, les idées se bousculaient : « Que va-t-il m’arriver ? Où va-t-on m’emmener ? Qui s’occupera de Sophat, de Soriya ? » Toutes ces idées s’embrouillaient dans la tête de Seille…
L’un des Khmers rouges le fit revenir à la réalité en lui arrachant le bouddha qu’il portait autour du cou. Il le piétina avec rage.
Quel coup au cœur pour Sophat, impuissant. Son frère, il le perdait. C’était comme si une partie de son cœur se déchirait ! Il aurait voulu hurler son désespoir. La camionnette des Khmers rouges, garée derrière le marché, démarra en trombe, soulevant le sable de la route.
Sophat rentra à la maison, les vêtements salis. Soriya le vit arriver et l’interrogea, pleine d’inquiétude. Où était Seille ? Sophat avait les larmes aux yeux. Sa gorge se nouait, il ne pouvait aligner deux mots. Sa grand-mère le serra contre sa poitrine. Quand il put enfin parler, il lui fit le récit de l’enlèvement de Seille. Soriya était secouée de sanglots : machinalement elle sortit deux bols qu’elle emplit de somla machou banle. Tous deux, aussi mécaniquement, avalèrent leur soupe, piètre moment de réconfort. La chaleur était accablante. Le moteur du ventilateur ronronnait comme un vieux chat en fin de vie.
Soriya avait cessé de pleurer. Elle s’essuya les yeux d’un coin de sarong, et rassembla les bols comme chaque soir. Ce soir, deux bols seulement… Ses jambes étaient sans force, et elle ne put se lever. Elle posa les bols sur la toile de la nappe, baissa la tête. « Ils le tueront ! » hurla-t-elle soudain.
- Cela dépend, répondit Sophat. Peut-être l’épargneront-ils, s’il combat à leurs côtés !
Elle releva la tête, contempla le jeune homme. Que pouvait-il faire, lui, si doux, si fragile ? Elle observa le bouddha de bois peint, dans le coin de la pièce : il méditait les yeux mi-clos. Il semblait bien loin. Il semblait en dire long sur l’un des douze commandements qui interdit de cacher la vérité des malheurs humains.
Sophat prit conscience qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’allait devenir son frère aimé. La grand-mère se sentit terriblement seule, elle avait très peur, pas pour elle, mais pour Seille. Sophat n’avait plus goût à rien. La nuit, il se retournait dans son lit ne pouvant trouver le sommeil…. Le vacarme des bombardements, les coups de feu, la lueur des incendies… Quelques mois s’écoulèrent. Le lycée avait fermé ses portes. Sophat se sentait inutile. Même Mohm avait du mal à le faire sortir de son mutisme.
Les troupes des Khmers rouges s’approchaient de la capitale. Déjà les faubourgs étaient sous leur emprise. Quelle désolation dans la ville. Le quartier de nos deux frères était défiguré.
Au moment de son arrestation, jeté dans la camionnette sans ménagement, les bras toujours liés dans le dos à la hauteur des coudes, Seille retrouva quelques compagnons d’infortune parmi lesquels il reconnut Son et Ley. Impossible de communiquer devant les gardes. Le camion roula jusqu’au milieu de la nuit. Impossible de savoir où l’on se trouvait : le camion était bâché, et la nuit, noire.
Les prisonniers furent déchargés comme de vulgaires colis. Seille et ses deux amis prononcèrent quelques mots sur leur détresse partagée. Des hommes armés attendaient. A la lueur des phares, on distinguait leurs silhouettes aux visages sombres, aux cheveux longs. La vue s’était accoutumée à la pénombre : ils portaient le krama autour du cou. Tous étaient vêtus du même pyjama noir. On serra des bandeaux sur les yeux des infortunés.
Ils marchèrent toute la journée et les deux jours suivants. Seille était dans un grand état d’agitation. Une colère sourde montait en lui. Très vite, elle avait fait place à un abattement, dû à l’effort physique d’une course à travers la forêt dans la moiteur tropicale. Ses compagnons étaient-ils encore près de lui ? Les oreilles en éveil, il entendait le pas précipité du garde qui donnait la cadence de cette marche forcée. Il sentait maintenant un peu de la fraîcheur humide d‘où lui parvenaient des bruissements d’insectes et le chant des oiseaux de la jungle. Parfois l’un ou l’autre trébuchait, surpris par la pousse épineuse d’un rotin, se collant sur les vêtements.
Dès l’aube du troisième jour, après un court repos dans une sala, une maison délabrée, le petit groupe était reparti sous une pluie battante, coupant par des sentiers glissants, au milieu des rizières abandonnées. Des chiens aboyèrent indiquant aux prisonniers la proximité d’un village. On obligea Seille à s’asseoir par terre. De longues minutes s’écoulèrent : l’ambiance était hostile, il entendait des allées et venues, des cris, des ordres. Souvent l’expression At yo té, « ça va aller », était proférée d’un ton rassurant, entrecoupant les discours, un peu mécaniques :
- Camarades, nous devons accomplir notre tâche. Nous sommes en guerre contre l’impérialisme américain. N’hésitez pas à appliquer les ordres de l’Angkar, l’organisation révolutionnaire !
Un garde s’approcha, dénoua le bandeau. Le soleil de midi aveugla Seille. Peu à peu, il s’appropria le paysage qui l’entourait. Ils étaient à l’entrée d’un village. Des bosquets d’aréquiers montaient dans le ciel. Il fut dirigé vers l’escalier d’une maison en bois sur pilotis. Dans la salle du haut, il retrouva ses deux compagnons, entravés, allongés sur le dos. Un énorme joug de pied enserrait leurs jambes. Leurs visages, blêmes, accusaient la fatigue et le désespoir. On dénoua les bras de Seille. Un soldat, aidé par des villageois, dégagea les deux morceaux d’un carcan de bois. La lourde traverse glissa et malgré les mouvements de raidissement du jeune homme, maintenu par plusieurs hommes, ses deux jambes furent soulevées et placées dans les encoches. Le piège se referma, ce qui lui fit pousser un cri de douleur, qui déclencha un regard haineux chez les geôliers. Les trois compagnons se retrouvèrent seuls. Mais la résistance les avaient quittés. Son, tout juste marié, pouvait à peine parler. Quand Seille s’adressa à Ley, celui-ci lui confia qu’il avait peu d’espoir sur leur triste sort. On leur monta du riz, des graines de sésame et du poisson grillé. Affamés, les trois jeunes gens avalèrent goulûment.
Le répit fut de courte durée. Le chef arriva, hochant la tête, avec un grand sourire. Ses dents étaient noircies par le bétel. Il s’assit, fixant les trois prisonniers :
- Je vous connais bien, vous avez travaillé pour les Américains… et s’adressant à Seille… par l’intermédiaire de l’ami français, celui qui apprécie la cuisine de ta grand-mère.
- Je ne travaille ni pour les Américains, ni pour personne ! protesta Seille.
- Nous ne sommes pas d’accord. L’Angkar arbitrera. Pour l’instant, camarade, nous sommes en guerre. Tu dois être soumis au régime des prisonniers, édicté par nos lois révolutionnaires.
Il s’éloigna, suivi des gardes. Seille s’assoupit quelques instants, vaincu par la peur et la fatigue. Des hommes firent irruption, saisirent les prisonniers qu’ils dégagèrent de leurs entraves, ils les soulevèrent et les ficelèrent. Ils les poussèrent vers la porte. Un grand arbre, un jacquier, tamisait le soleil. Seille aperçut un bout de la route qu’ils avaient sans doute suivie, au milieu de rizières abandonnées.
Une dizaine de Khmers rouges, armés, attendaient au pied de l’escalier. A nouveau, les prisonniers eurent les yeux bandés.
- Où nous emmenez-vous ? Je veux voir !!
- At oy té ! s’esclaffa un des gardes. Ne crains rien. C’est la procédure.
L’esprit engourdi, Seille avança, un pied devant l’autre, comme un automate, bousculé par un des gardes. A nouveau, une course à l’aveugle. La voix du chef annonçait les obstacles, les arrêts, les changements de direction. Personne d’autre ne parlait : bruits des pas, respirations, frottements des habits, cliquetis des armes.
On s’arrêta après la traversée d’une forêt claire, le silence était inquiétant.
Le camp était dissimulé au cœur d’une bambouseraie. La lumière du soir tombait. Un foyer distillait des fumerolles. On conduisit les prisonniers vers un des abris ouverts qui pouvaient accueillir une quinzaine de personnes. Tous étaient au khnoh, un joug collectif qui entravait la cheville de chaque individu.
Exténués par ces jours de marche, dans la boue, les trois jeunes hommes s’effondrèrent à l’emplacement qu’on leur avait assigné. Les jeunes gardiens, guère plus âgés que Seille, étaient armés de kalachnikovs. Le chef du camp était un homme grossier et brutal.
Les jours passaient, invariables, ponctués des besoins élémentaires : les prisonniers recevaient deux bols de riz dans la journée. Une escorte les accompagnait par petits groupes jusqu’à la rivière en contrebas pour un moment de toilette.
Tous les soirs, sauf quand il pleuvait, les soldats se réunissaient au centre de la place pour une confession collective. Assis en cercle, ils faisaient le bilan de leur journée. Leurs rapports étaient entrecoupés de discours doctrinaires :
- Camarades, corrigeons nos fautes… faisons le bilan de notre action… la délation est le premier devoir du révolutionnaire…
La seule distraction, c’étaient des poules et leurs poussins qui gambadaient, innocentes, au travers de la place circulaire au milieu des bâtiments.
Il plut par torrents pendant trois jours. Les gardiens dormaient dans des hamacs. Dans la baraque de Seille, une femme, la seule du camp, fut prise de tremblements. Etait-ce l’humidité ? Le froid ? Elle ne s’alimenta plus. Il apprit qu’elle souffrait de paludisme. Elle mourut dans la nuit. Ce ne fut pas la seule. Trois semaines plus tard, l’adjoint du chef fut pris de convulsions et mourut sur la place, au milieu des soldats, ahuris. Le chaman, consulté au village voisin, expliqua qu’il s’agissait de la vengeance du dieu de la rivière, fâché de voir ses eaux souillées par l’urine du camp.
En bonne escorte armée, le camp déménagea. Au moment du départ, Seille, Son et Ley pleuraient nerveusement. Cette illusion de liberté leur était douloureuse.
La nuit dans une sala avait été pénible. Les muscles, engourdis par de si longues journées d’entrave, avaient souffert de cette marche et les pieds étaient meurtris par les rugosités du sol. Si le nouveau camp était à l’image du premier pour la situation géographique, au cœur d’une bambouseraie, le régime avait changé. Les prisonniers devaient produire ce dont ils avaient besoin. Certains fabriquaient des médicaments. D’autres travaillaient le rotin pour fabriquer de petits objets.
La saison froide arriva avec le mois de novembre. Un froid humide tombait sur la forêt, la nuit. Le contact glacial de la terre réveillait les prisonniers, claquant des dents. Le chef leur fit une nuit, la faveur d’un feu de bois !
Le froid ne vint pas seul. Il avait pour messager, le paludisme. On enregistra quatorze morts en trois mois dans le camp. Seille n’y échappa pas : céphalées, tremblements, fièvre, convulsions. Mais sa robuste constitution lui permit de vaincre la maladie qui, de temps à autre, venait encore le visiter par de légers délires fébriles.
Les mois passaient avec l’alternance des saisons. Certains prisonniers étaient emmenés pour l’Angka leu, l’organisation suprême, de nouveaux les remplaçaient. Tous les soirs, soit avant de partir pour un raid nocturne, soit au retour d’une escapade dans un village en pleine journée, le chef réunissait les prisonniers. Assis en cercle, entravés aux chevilles, ils écoutaient ses instructions :
- Camarades, Lon Nol a trahi le peuple. Il a vendu le peuple khmer aux Américains. Il fait du profit sur le dos des paysans ! Ses fonctionnaires rançonnent, exploitent ! Nos frères communistes se battent pour sauver nos compatriotes attaqués par l’aviation américaine. Des centaines d’hommes et de femmes innocents meurent, chaque jour, pendant que les impérialistes s‘enrichissent, imposant au peuple une dictature fasciste et raciste. C’est à cause d’eux que le Cambodge a sombré dans la guerre. Ils nous ont humiliés. Nous sommes les descendants d’Angkor. Nous devons lutter contre les envahisseurs. Nous devons accepter le sacrifice suprême au nom de notre dignité et de l’indépendance nationale !
Ces discours rongeaient indiciblement la pensée individuelle des prisonniers.
Un matin, une rumeur confuse tira Seille de son sommeil. Tous les prisonniers furent levés par les soldats. Le chef Khmer rouge fit une déclaration :
- Camarades, vous êtes tous libérés sur place. Vous êtes désormais des soldats de l’armée de la libération. Vous allez participer à la lutte contre les impérialistes d’Amérique. Vous vous battrez pour la liberté du peuple khmer !
Les nouveaux soldats reçurent la panoplie du parfait combattant : ils porteraient tout sur eux : kalachnikov dans le dos ; chargeurs et grenades aux bretelles ; sac de riz sur le ventre ; dans une musette, réchaud, allumettes… Ils chaussèrent des souliers en pneu de voiture. Ce n’est pas tout. Un vélo serait leur monture pour permettre efficacité et discrétion.
Les combats faisaient rage entre l’armée régulière et la guérilla des Khmers rouges qui prenait de l’ampleur et se rapprochait de la capitale.
Les paysans qui affluaient à Phnom Penh racontaient des horreurs. Voici le récit de l’un d’entre eux, Méphum, chef du village, qui passait souvent mendier quelques restes de marmite auprès de Soriya :
- Les Khmers rouges sont arrivés dans mon village. Ils voulaient enrôler de force des adolescents. Trois pères de famille refusèrent de donner leur fils unique. La sentence, mise à mort, fut exécutée mais provoqua la révolte des villageois. Les assassins furent tués. Le village retrouva le calme. Un mois plus tard, j’étais à l’entrée du village devant le petit autel du neak ta, qui signifie, vieille personne, gardien du lieu. Il protège le village des épidémies, de la sécheresse. Le dieu, tant vénéré, avait-il perdu sa force ? Des soldats vietnamiens encerclèrent le village, les Khmers rouges, qui les accompagnaient, réunirent tous les habitants et les menacèrent : ils voulaient l’identité des trois hommes, qui s’étaient opposés à l’Angkar, et de leurs familles. Vingt et une personnes furent désignées, oncles, cousins, et cinq bébés. Adultes et adolescents furent massacrés publiquement à coups de bêche sur la nuque. Et les bébés… ce fut un jeune de quatorze ans, exhorté à voix basse par un des Khmer rouges, qui les a tués comme des petits chats, en les cognant à plusieurs reprises contre le tronc d’un vieux manguier . Et ce jeune bourreau, nous le connaissions, il habitait notre village ! Il avait été instruit quelques mois auparavant par les brigades des Khmers rouges.
- Tais-toi ! Assez ! hurla Sophat, et il fondit en larmes. A cet instant précis, il pensait à son frère. Participait-il à ces massacres ? Il ne pouvait plus rester indifférent devant tant de désolation, de souffrance. Même à Phnom Penh, encore en zone libre, certains spectacles devenaient insoutenables. Les réfugiés, dénués de tout, arrachaient l’écorce des grands kakis plantés au bord des rues pour faire cuire chiens et chats.
Sophat avait déjà longuement réfléchi, pesé le pour et le contre. Souvent un sentiment de lâcheté l’étreignait. Il était partagé entre son amour pour Mhom qui grandissait chaque jour et le sentiment d’abandonner son frère de sang. Il décida de s’engager dans l’armée régulière cambodgienne. Partir en guerre, c’était l’espoir de le retrouver.
Un matin, il se leva de bonne heure. Il avait souvent entendu, dans les rues de la capitale les camions militaires de l’armée régulière, recrutant les jeunes volontaires, avec leurs haut-parleurs. Il serait candidat à la guerre. Il le fallait.
Il revint vers midi chez sa grand-mère pour lui faire ses adieux. Elle eut de la peine à le reconnaître. Il portait une tenue de camouflage, imprimée de taches vertes et kaki. Il avait chaussé des rangers de l’armée américaine. Autour du ventre, il avait un foulard, orné de diagrammes et de lettres. C’étaient des diagrammes de protection que la guerre avait remis à la mode. La protection qu’ils apportent à celui qui les possède, découle du pouvoir que l’on donne aux lettres dans le bouddhisme.
- Non, ne pars pas !
Sophat prit un ton rassurant :
- Le général Lon Nol a tout prévu ; je recevrai une solde pour compenser mon départ. Cet argent t’aidera à survivre.
Soriya pleurait doucement, résignée. Elle embrassa son petit-fils longuement, s’enfuit rapidement dans la cuisine dont elle revint avec un sac de papier contenant des beignets frits. Sophat jeta un dernier regard autour de lui : la maison, la terrasse, le latanier, à l’ombre duquel il avait si souvent échangé avec les convives de sa grand-mère. Il aperçut Mhom, figée sur le seuil de la porte voisine. Elle se précipita dans ses bras, en pleurs :
- Ne me quitte pas, c’est trop dangereux ! Je ne supporterai pas ton absence !
Sophat tenta de la calmer, en ui murmurant son attachement pour elle, qui serait infaillible. Lentement, il la repoussa. Il serra le petit bouddha pendu à son cou et le pressa contre ses lèvres.
Les semaines passaient. L’armée cambodgienne, peu efficace, luttait contre les Khmers rouges qui continuaient à progresser dangereusement vers Phnom Penh depuis ses arrière-bases de la jungle. Il était facile pour eux de tendre des embuscades. Les militaires de Lon Nol allaient à la guerre comme des fonctionnaires. Les Khmers rouges pouvaient régler les attaques sur les heures de leur artillerie qui fonctionnait sur des horaires de bureau.
Un matin, la formation dont Sophat faisait partie, fut envoyée comme d’habitude en reconnaissance sur les lignes du front sous le commandement du jeune sergent Pran.
Le bruit des mitrailleuses les guida jusqu’à un petit mur de brique, à moitié écroulé. La troupe courut s’abriter le long d’un canon anti-tank, disloqué, à une centaine de mètres d’une maison en ruines, en lisière de forêt. Plus loin, s’étendait un bout de rase campagne plus longue qu’un terrain de football : une rizière. Au-delà, on devinait à travers des colonnes de fumées, la ligne des silhouettes de palmiers.
Deux soldats buvaient du coca-cola en écoutant un émetteur radio à la voix nasillarde. L’un d’eux avait le crâne enveloppé dans des tissus sanglants. L’autre s’adressa à la troupe avec un soupir :
- Vous arrivez à temps pour aider !
On entendit soudain un tir de mortier ! Le fracas de l’explosion siffla aux oreilles de Sophat. Des mitrailleuses, cachées dans la ligne d’arbres, ouvrirent le feu, les soldats de l’armée plongèrent sur le sol et ripostèrent avec des M 60. Les obus pleuvaient maintenant partout. Des morceaux de terre et de maisons en feu étaient projetés en l’air et retombaient sur les soldats. En baissant les yeux, Sophat vit une ligne de sang sur sa main. Il suça le sang et sortit son mouchoir pour panser l’entaille d’un éclat d’obus. Une explosion de mortier, à vingt mètres de là, les plaqua contre le sol. Deux jeunes soldats sortirent avec peine de la pluie de poussière, jetèrent leurs fusils et s’enfuirent, en hurlant d’horreur. Le jeune sergent cria vers eux… sans espoir. Ils disparurent dans la brume. Les tirs allaient crescendo. Il s’agissait d’une poussée importante de l’ennemi. Tous reculèrent à sauve-qui-peut. Certains obus ciblaient une cohorte de réfugiés qui fuyaient au milieu des charrettes cahotantes, des enfants qui pleuraient, des animaux épouvantés. Un char à bœufs était couvert de sang. Une des bêtes était morte, l’autre essayait de se relever, en titubant. Une fillette, les yeux fermés, hurlait, en se bouchant les oreilles.
Les tirs provenaient maintenant de la maison en ruines.
- Les Khmers rouges !…murmura une voix, à côté de Sophat.
Sophat contempla, fasciné, les silhouettes félines qu’il distinguait dans la fumée. Elles disparurent dans le rideau de verdure de la jungle. Pran hurla des ordres. Sa troupe se mit à la poursuite des fugitifs et s’enfonça dans la jungle. Silencieux, les soldats se faufilaient entre les branches. Les coups de feu qu’on entendait au loin, s’espacèrent. Le silence s’abattit sur la forêt. Un silence total : pas un cri d‘oiseau, pas un battement d’aile, pas le moindre feulement. Un silence angoissant. L’ennemi devait se trouver en face, mais où ? On ne distinguait qu’un mur de verdure, immobile. Pran observa les deux flancs où se tapissaient ses hommes. Ils semblaient tous figés. Au rendez-vous de la pagode abandonnée, une jonction devait se faire avec un groupe de renfort. Ils étaient en tout une quarantaine. Tous portaient un krama avec des diagrammes bénis par les bonzes.
Parmi eux Sophat reconnut Rath, un villageois réfugié qu’il avait croisé dans son quartier. Il lui rappelait Seille : sûr de lui, solide et musclé, sans doute déterminé dans son combat contre les Khmers rouges. Rath fit des signes à Pran :
- On peut contre-attaquer, ils ne doivent pas être très nombreux. Nous avons repéré leur position de repli, là-bas, à gauche, vers l’arbre couché. Ils possèdent une mitraillette. Je peux les surprendre par l’arrière avec quelques hommes.
- Non, c’est trop risqué. On décroche ! On se replie.
Pran leva la main droite, leur fit faire un mouvement circulaire. A gauche, à droite, les soldats se repliaient. Sophat était soulagé : refuser le combat quand c‘était possible, ne frapper l’adversaire qu’en cas de nécessité.
Tout semblait parfait. Trop parfait. La mitrailleuse entra en action.
C’était trop beau, se dit Sophat, en se cachant derrière un tronc d’arbre. Il entendit autour de lui l’impact des balles dans le feuillage ou la terre molle, et la peur l’envahit. Il aperçut deux de ses camarades de troupe qui tiraient, leurs visages étaient tendus. Il trouva le courage d’enclencher un chargeur qu’il portait à la ceinture, lâcha deux ou trois rafales, puis ils s‘abrita aussitôt. « Qu’est-ce que je fais là au milieu de nulle part ?» se répétait Sophat. Il n’était pas vraiment pro-américain, il n’était ni pour les uns, ni pour les autres. Il voulait simplement être cambodgien.
Sophat, la peur au ventre rampait, son fusil d’assaut M16 à la pliure du coude. Il avançait sur les coudes écartés et les genoux. Après cinq à six mètres dans les fourrés, il se redressa…
Dans l’autre camp, on se rapprochait de la troupe de l’armée cambodgienne. Chacun, dissimulé dans la végétation foisonnante de cette forêt qu’il connaissait centimètre par centimètre, rampait vers l’ennemi, couvert par quatre guérilleros d’arrière-garde. Seille n’était plus qu’à quelques mètres.
Mais ce jeune homme, là, si proche, était-ce une apparition ? Sophat, ce frère chéri, si lointain mais jamais oublié… Le trouble dura quelques secondes, Seille se ressaisit pour intercepter le tir du camarade qui se tenait à sa gauche et avait mis son frère en joue. Il bondit comme un chat. En rabattant la crosse du fusil, il déclencha le tir : une balle lui traversa le thorax…
Sophat s’était mis à courir, tête dans les épaules, jambes pliées. Il fit dix mètres pour rejoindre ses camarades qui avaient atteint le fond de la futaie. La première balle l’atteignit à l’arrière de la cuisse, stoppant sa course. Il trébucha. Il reçut la seconde, au moment où il sautait en l’air. Celle-ci le toucha vers l’épaule. Il perdit connaissance.
Epilogue
Sophat fut ramassé par les soldats de sa brigade. Dans un premier temps on le calma avec les moyens du bord : l’opium. Puis on le soigna à l’hôpital civil de Phnom Penh, Preah Keth Mealea, qui concentrait tous les malheurs des cinq années de guerre. Enfin, grâce au Français, il fut transféré à l’hôtel Phnom dont le restaurant, investi par la Croix-Rouge, était converti en centre de convalescence pour les blessés. Il retrouva Soriya et Mohm. Il avait retrouvé aussi sa ville méconnaissable. Une centaine de roquettes tombaient tous les jours. Des flammes, de la fumée, des murs qui s’écroulaient, la population qui fuyait !
Les troupes Khmers rouges lancèrent une ultime offensive sur le pont de Monivong
En avril, les forces armées nationales khmères capitulèrent. Lon Nol quitta le gouvernement.
A cinq heures du matin, le 17 avril, la guerre était finie.
La foule accueillit les vainqueurs avec allégresse : « C’est la paix ! C’est la paix ! Nous sommes frères ! »
Les roues des chars écrasaient les fleurs des temples, semées sur le boulevard Norodom.
Sophat sortit de l’hôtel Phnom, accompagné de sa grand-mère et de Mohm, venues lui rendre visite. Quelles étaient les intentions des Khmers rouges ?
Il croisa un soldat qui marchait, penché sur une bicyclette, un AK-47 appuyé sur le cadre. Il portait un treillis vert par-dessus un pyjama noir. De son col dépassait un large pansement jauni. Sophat se pencha, l’homme s’arrêta, sans un sourire. Il répondit machinalement aux questions qu’on lui posait. Il avait vingt-trois ans. Il s’appelait Seille, il était depuis cinq ans dans le mouvement. Sa diction inexpressive traduisait l’état de son esprit : un trou noir.
Sophat hurla, secoua son frère :
- Oh ! Seille ! Tu ne me reconnais pas ? Tu nous as manqué !… Oh ! Seille ! Mon frère chéri.
Soudain des larmes montèrent aux yeux de Seille, qui, en sanglots, s’accrocha au cou de son frère. Puis ce fut Soriya qui embrassa son petit-fils retrouvé, laissant éclater son bonheur, au milieu des larmes.
La chaleur de ces effusions, lentement, réveillait l’esprit égaré de Seille, engourdi par de si longs mois de souffrance. Mais son regard lointain ne parvenait pas à établir une communication avec les siens. Ses yeux reflétaient encore des lueurs de l’horreur vécue… Lui serait-il possible de retrouver sa vie d’avant ?
Quelques heures plus tard…
Tous les citoyens de Phnom Penh étaient contraints de quitter la ville sous le prétexte de bombardements américains encadrés par les « vigilants » Khmers rouges.
L’après-midi touchait à sa fin, le Tonlé Sap engloutissait dans ses eaux dorées des tas de secrets.