Café littéraire junior

Café littéraire junior

Enregistrement audio

Ecrire, décrire la guerre pour  mieux vivre et réinventer la paix… En octobre 2008, tel était le parti pris, et le propos du 6ème Salon du livre à Evry, sous l’intitulé en forme d’injonction et de provocation, « Fichez-nous la paix ! » que nous avait soufflé l’écrivain Mohamed Kacimi.
Après Jean Molla en 2005, Martine Laffon en 2006 et Claudine Galéa en 2007,  l’écrivain, journaliste, et rédacteur en chef du mensuel Alternatives Internationales Yann Mens offrit d’ouvrir, une journée durant, à plus de trois cents élèves, deux de ses livres : Champ de mines, et L’Echo des armes (Thierry Magnier, 2005 et 2008). C’est avec sa complicité, et le concours des enseignants, que ces mêmes enfants se sont lancés, durant l’année scolaire 2008-2009, dans l’aventure de la Création d’une nouvelle en classe, dispositif à l’initiative des Réseaux de Réussite Scolaire. Fruit de l’entreprise : un recueil de onze nouvelles et de plus de cent cinquante pages, dont trois primées…

Pour donner une vraie place à cet incroyable appétit partagé, collectif, pour le livre et le travail de l’imaginaire, que le Conseil municipal des enfants a décidé de faire son 1er café littéraire junior. Dans un lieu unique à Evry : le Restaurant-ESAT La Nacelle qui lui aussi exprime, par la voix de ses salariés, handicapés, le désir de lire et d’écouter lire…

Partageront cette rencontre les écrivains Yann Mens, Claudine Galea, et Brigitte Smadja, ainsi que des jeunes lauréats du prix de la nouvelle « Fichez-nous la paix ! ». A la lecture des nouvelles, six très jeunes comédiens du Conseil Municipal, entraînés par Céline Vacher et Jean-Louis Fayollet : Antoine, Banuja, Donovan, André, Hakeem, Niamey, Nasrine, Zakariya et Sarah.

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Yann MENS

Journaliste à Phosphore puis au quotidien La Croix, Yann MENS écrit depuis longtemps pour la jeunesse : il commence par publier des nouvelles dans la série Quinze histoires chez Hachette jeunesse, Je bouquine et Okapi chez Bayard Presse. Aujourd’hui rédacteur en chef du magazine mensuel Alternatives Internationales, il poursuit son travail d’écriture en littérature jeunesse chez l’éditeur Thierry Magnier. Pour les jeunes lecteurs : en collection Petite poche, A table président ! (2002), Ce soir y a match (2003), Champs de mine (2005), A bas la vaisselle ! (2006). Pour les adolescents (et les adultes) : le recueil de nouvelles Echos des armes (2008) participe de la collection dédiée à l’art de la nouvelle que dirige Mikaël Ollivier chez Magnier.

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Claudine GALEA

Auteure de plusieurs pièces de théâtre, en partie publiées chez Espace 34 (Les Idiots, Grand Prix de littérature dramatique 2005), Claudine écrit également des romans (Jusqu’aux os, Le Rouergue, 2003 ; L’amour d’une femme, Le Seuil, 2007), des récits et des albums pour la jeunesse. Boursière du Centre National du Livre et de la Fondation Beaumarchais, Claudine a bénéficié de résidences à La Chartreuse de Villeneuve les Avignon en 1993 et 1998, au CICV Pierre Schaeffer en 1996 et 1998, au Royal Court Théâtre à Londres en 1999, et à la Villa Montoir en 2004. Elle fait partie du Bureau de Lecture de France-Culture, et appartient au Comité de Rédaction de la Revue Ubu, Scènes d’Europe. Dernier titre : Un amour prodigue, collection Photo Roman, édition Thierry Magnier, 2009.

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Céline VACHER

Céline a été formée à l’Université Paris VIII. Elle a notamment travaillé avec Claude Buchvald (L’Odyssée,…la nuit), Claude Merlin (Théâtre de bouche, de Ghérasim Luca), Olivier Coulon-Jablonka (La Décision, de B. Brecht), Simon Falguières (Le Songe d’une nuit d’été, de Shakespeare). En 2007, elle a fondé la compagnie Macadâmes avec laquelle elle réalise régulièrement des performances dans divers lieux de passage à Paris (gares, grandes avenues…).
Les douze et une stations de la vie de Jean, écrit et mis en scène par Simon Falguières, à partir du 16 nov, au Studio de l’Ermitage à Paris.

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Jean-Louis FAYOLLET

Depuis sa sortie du Théâtre National de Strasbourg en 1980, Jean-Louis FAYOLLET voyage dans le théâtre classique et contemporain avec le même plaisir de rencontres éphémères ou durables. Il fait partie, du groupe Krivitch, et depuis trois ans de la compagnie l’AMIN, en résidence à l’Envol (Viry-Châtillon). Actuellement, il joue dans L’Hiver quatre chiens mordent mes pieds et mes mains, de Philippe Dorin, mise en scène de Sylviane Fortuny.


Mardi 13 octobre à 18h Restaurant La Nacelle. 34, bd de l’Yerres.
Café littéraire junior.

Ecouter un extrait du CD

Le recueil sera offert, à partir de jeudi 15 octobre, sur le Salon.
Disponible ensuite, sur simple demande, auprès de Denis COUDRAIS, coordonnateur des Réseaux de Réussite Scolaire : 01 69 91 69 92 - ou auprès de Séverine SENGIER-NAMUR au Service culturel : 01 60 91 07 46.


Et aussi, à guichets fermés…

Rencontre avec l’écrivaine Brigitte Smadja

Enregistrement audio

Les classes volontaires des Réseaux de Réussite Scolaire d’Evry rencontrent l’écrivaine Brigitte Smadja, autour de l’ensemble de son œuvre, avec le concours des comédiens Guillaume Compiano et Céline Vacher.
Cette rencontre sera suivie, à 11h, puis à 15h30, par la remise des prix aux classes lauréates du concours 2008-2009 : « Création d’une nouvelle collective en classe », avec la participation de l’écrivain Yann Mens.

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Brigitte SMADJA

Née à Tunis, Brigitte SMADJA a fait Normale Sup. Agrégée de lettres, elle est professeure à Paris. Elle a publié une trentaine de romans et une pièce de théâtre, Bleu, blanc, gris (diffusée sur France Culture en 1999) à l'Ecole des Loisirs où elle fonde et dirige la collection Théâtre, participant de la vitalité de l’écriture contemporaine pour le théâtre jeune public. Elle est également l'auteur de plusieurs romans chez Actes Sud, Le jaune est sa couleur, Des coeurs découpés, Mausolée, Une éclaircie est annoncée et Natures presque mortes.
Derniers tires : Le Jour de la finale, Actes Sud, 2008, et, pour les plus jeunes, Un week-end d'enfer, collection Neuf en poche, l’Ecole des Loisirs, 2009.
www.ecoledesloisirs.fr

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Guillaume COMPIANO

Guillaume a été formé par Cyril Anrep et Michel Fau. Il fait partie de la compagnie l’Instant Propice. Depuis 2004, il joue dans des créations telles que Mon plus grand ennemi se rencontre en moi-même, mise en scène Cyril Anrep, d’après Molière,  « Pour une saison entière j’avais loué mon ventre à un théâtre pour enfants, mise en scène Jean Pierre Garnier. Il a aussi joué pour le cinéma dans Grabuges ! de Jean Pierre Mocky, et Paris de Cédric Klapisch. Il joue dans Le songe de Strindberg, à partir du 6 novembre au Centre d’animation des Halles à Paris.

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Mardi 13 octobre, 11h et 15h30 Salle du Conseil, Hôtel de Ville.
Rencontre avec l’écrivaine Brigitte Smadja


Nouvelles

Mars contre Satan

Le chien de guerre marche dans la forêt. Il s’immobilise brusquement. Face à lui s’étend la clairière : une grande étendue circulaire de sable, entourée d’arbres géants. Le sable est de couleur rouge vif. Il se cache dans un buisson. Il entend les voix de deux hommes qui approchent, ce sont des chasseurs. Ils parlent entre eux du retour de la girafe.

Il reconnaît son maître, Mamoudou, avec un autre fermier. Il vaut mieux qu’il reste caché : Mamoudou  le punirait s’il savait qu’il n’est pas en train de garder sa ferme. Le grand molosse à la fourrure noire, aux muscles puissants, au corps recouvert de nombreuses cicatrices effrayantes, s’allonge sur le sol, et dresse les oreilles pour écouter attentivement la conversation.

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Mars contre Satan (suite)

Six ans plus tôt, Joshua s’appelait Amine et vivait avec sa famille à Gaza, mais cette dernière a été décimée par un raid israélien lors de la guerre des Six Jours. C’était le 8 juin 1967, il se souvient de ce moment atroce lorsqu’il a découvert sous les décombres les corps à peine reconnaissables de ses parents et de Fatima, sa jeune sœur. Sans repère, anéanti, il erra des heures et des heures parmi les carcasses métalliques et les corps mutilés. Les jours suivants, il déserta le lycée et dans une grande solitude, il passa de longues heures à se poser des questions sur son devenir. Sa décision avait mûri : il ne fallait pas qu’il se résigne, il fallait qu’il venge les siens d’une manière ou d’une autre.
De retour en classe alors qu’il se trouvait en salle d’étude, un surveillant qu’il connaissait à peine lui posa la main sur l’épaule et lui dit : « Rendez-vous derrière la boucherie Nasrine à 19 heures ! » Ce qu’Amine ignorait, c’est que des recruteurs d’une organisation armée palestinienne avaient infiltré l’école pour y enrôler des jeunes comme lui. Intrigué et méfiant, il hésita mais se rendit tout de même à l’endroit indiqué. L’homme lui souffla d’emblée : « Je suis au courant de ton histoire, si tu veux te venger, travaille pour nous, rejoins notre cause ! » Ces paroles rencontrèrent un écho en Amine et quelques jours après, il retrouva le même interlocuteur et accepta. Il avait de nouveau un but : il intégra le Tonnerre, tel était le nom de l’organisation, et fut soumis pendant trois années à un entraînement intensif. Douze heures par jour, il apprit à manier les mitraillettes, les fusils mitrailleurs AK 47, à se familiariser avec les mortiers, à fabriquer des bombes et à savoir les déclencher à distance. Amine est fin prêt ; il est métamorphosé. On lui a fait revêtir la chemise kaki, le pantalon beige aux multiples poches destinées à contenir des armes. Ses cheveux, fort courts et très bruns, lui donnent un air sévère. Ce n’est plus l’adolescent fragile de mai 1967. Sa détermination et sa ténacité se lisent dans son regard noir et perçant. Les exercices physiques répétés ont sculpté sa musculature et son endurance, sa force et sa souplesse en font un « soldat accompli ». Bien sûr, il posera des bombes, mais la première mission est bien différente de celle à laquelle il songeait. En effet, pendant trois ans encore, il apprend la langue hébraïque de manière parfaite pour donner le change, et loge dans une famille appartenant à la minorité arabe d’Israël, afin de ne pas commettre d’impair sur le mode de vie israélien lorsqu’il sera en mission. En effet, il va devenir une taupe : Joshua, jeune reporter juif, dans le grand journal israélien Haaretz. Il a alors commencé une tout autre vie faite de missions successives.

L’attentat du Parlement a donc été une réussite, et comme toujours, Joshua attend un nouvel ordre de mission. Une lettre lui indique que le Tonnerre, qui veut saboter toutes les conférences sur la paix, car les décisions qui y sont prises lèsent les intérêts palestiniens au niveau territorial, lui ordonne de se rendre à l’une des plus importantes, afin de voir si des politiciens israéliens pourraient constituer des cibles potentielles.
Il entre dans une salle immense aux murs ocre et au sol sombre. Une grande estrade en bois ciré trône au fond de la salle et, devant elle, s’alignent plusieurs rangées de chaises. Une effervescence inaccoutumée règne en ce lieu compte tenu de la tension perceptible dans le pays. Amine, s’étant mêlé à ses confrères, tente d’obtenir des informations sur la conférence mais observe surtout d’un œil aiguisé et avisé les officiels présents.
C’est une voix qui lui fait porter le regard vers le lieu où sont installés les intervenants, une voix calme et profonde, posée et pourtant déterminée, juste une voix. Ce n’est que dans un second temps qu’il entrevoit une jeune femme rayonnante, le visage animé par les propos qu’elle tient. Depuis longtemps, les sentiments amoureux ont été relégués au second plan dans le cœur du jeune homme mais là, il est troublé. D’autres orateurs se succédèrent et Joshua ne revoit pas cette pacifiste convaincue qui se prénomme Sarah.
Les jours qui suivent, Joshua est en proie à des tiraillements et paraît dubitatif puis ébranlé. Des questions l’assaillent : pourquoi cette voix envoûtante m’obsède-t-elle ? Comment la chasser de mon esprit ? Ne suis-je pas un guerrier palestinien fait uniquement pour la lutte armée ? Ne suis-je en Israël qu’avec un unique objectif, le combat anti sioniste et la vengeance ? Cependant, le visage entraperçu le hante toujours. Alors, Joshua profite de son statut au sein du journal pour solliciter une interview avec une femme pacifiste. Il n’a pas oublié le nom inscrit à la tribune de la conférence : Sarah Bernstein, et il demande à la rencontrer dans les locaux du Haaretz. Elle répond avec honnêteté et franchise à toutes ses questions, décline les raisons qui d’après elle existent pour établir la paix entre les deux peuples ennemis. Ayant fait des études historiques, elle a de solides connaissances sur le conflit. Joshua entrevoit la réalité du conflit sous un angle qu’il n’avait pas envisagé : pour la première fois, il se met à la place de son ennemi. Sarah n’élève pas la voix mais possède une force de persuasion et une maturité qui subjuguent le jeune homme, tout autant que ce visage aux traits fins encadrés d’une chevelure brune ondulée. Mais il lui faut continuer car même s’il le voulait le Tonnerre ne le lâcherait pas comme cela ! Tomber amoureux d’une Israélienne pacifiste, cela n’a pas de sens, lui qui voue une haine irréversible aux Israéliens ! Ce n’est pas la voie qu’il s’est tracée !
Pourtant, entre les missions que Joshua mène avec de moins en moins de fougue et de foi, entre les activités militantes de Sarah, et les attentats qui ne cessent pas à Jérusalem, ils se revoient et se fréquentent régulièrement.
Leur relation est à présent très sérieuse puisqu’elle dure depuis six mois mais elle est entachée d’un double mensonge : Joshua s’est tu à propos de sa vie passée et de ses missions actuelles ; Sarah n’a rien dit à sa famille de cet amour caché, car ses parents sont très protecteurs et malgré son âge et son indépendance, ils aiment avoir un droit de regard sur ses fréquentations.
 Le père de Sarah, ancien du Mossad, n’ignore rien des activités militantes de sa fille mais ce jour-là, son sang de père ne fait qu’un tour lorsqu’il entend à la radio qu’un attentat affreusement meurtrier vient d’être perpétré devant l’université hébraïque du Mont Scopus à Jérusalem, dans laquelle Sarah propose un débat aux étudiants. Un Palestinien a placé des explosifs à l’intérieur de l’université. Terrifié à l’idée que sa chère Sarah puisse être l’une des victimes, il traverse Jérusalem. Une image de corps en lambeaux et de bâtiments dévastés s’offre à lui : même « un ancien dur à cuire » du Mossad avec un esprit aguerri ne peut s’habituer à l’horreur. Il sait pertinemment qu’Israël va riposter en bombardant les camps de réfugiés du Liban et de Jordanie, et que le grand perdant sera toujours la paix, la paix pour laquelle se bat Sarah, contre vents et marées depuis quelques années déjà.
Il la cherche partout, s’enquiert auprès des autorités et des sauveteurs sur l’identité des victimes mais rien ! Soudain, il l’aperçoit en pleurs dans les bras d’un homme. Elle va bien, c’est l’essentiel ! Mais son instinct de père et ses automatismes d’ancien agent des services secrets l’incitent à suivre le jeune homme dès qu’il a quitté sa fille. C’est ce qu’il fait ! Joshua, malgré sa discrétion infaillible, peut-être moins vigilant à cause de ce qu’il éprouve, ne se méfie pas assez et part faire un débriefing sur l’attentat avec un autre Palestinien infiltré à Jérusalem. Isaac  Bernstein a déjà vu le visage de cet homme quelque part, il connaît cet individu, oui, c’est cela, il a eu sa photographie en mains quand, avec ses collègues du Mossad, il recherchait les taupes palestiniennes et que pour pouvoir plus tard démanteler tout le réseau, il l’avait laissé agir. Plus aucun doute pour lui, l’homme qu’il a vu avec sa fille est dangereux. Il se renseigne cependant auprès d’anciens agents et acquiert la certitude que l’homme qui a enlacé sa fille chérie est un soldat d’une organisation anti-israélienne. Il ne sait pas exactement comment il va utiliser cette découverte mais le plus urgent est d’avertir Sarah. Il la retrouve livide chez eux et après l’avoir quelque peu calmée et réconfortée, il lui assène la terrible vérité : «  Ne revois jamais l’homme avec lequel tu te trouvais tout à l’heure, c’est un terroriste palestinien assoiffé de sang, mu par la vengeance, un être insensible, froid et calculateur. » La jeune Sarah, d’habitude placide, devient furibonde, pleure, hurle, s’en prend à son père. Cependant, au bout de quelques jours, elle a entendu les arguments paternels mais surtout a consulté le dossier de photos qu’il lui a apporté et qui contient des preuves irréfutables des agissements de Joshua. Elle se rend alors à l’évidence : elle a été abusée, trahie ; elle est meurtrie et humiliée…
Pourtant, elle veut obtenir une explication de la part de Joshua. Elle se rend au Haaretz et exige qu’il lui raconte tout. Joshua, sans rien omettre de son enfance heureuse dans Gaza, du déchirement qu’a été la mort des siens, de la décision de vengeance mûrement réfléchie et de son infiltration en Israël, lui affirme que cet aveu est une immense preuve de confiance et d’amour. Sarah est en proie à des sentiments contradictoires et finit par lui souffler : « Avec le temps, je pourrai peut-être t’accorder mon pardon ! »

Sans cesser de penser l’un à l’autre, ils ne se revoient plus. La guerre du Kippour survient en octobre 1973 : Israël est attaqué par l’Egypte et la Syrie. Compte tenu des circonstances, l’organisation d’Amine-Joshua rappelle ses taupes mais lui, reste en Israël. Il se tient caché mais à présent, il n’a qu’une idée en tête : que Sarah l’accepte tel qu’il est. Quelques mois plus tard, à la faculté des sciences politiques de Tel-Aviv un homme appelle à la réconciliation entre le peuple palestinien et le peuple israélien. Dans le public, une jeune femme à la chevelure brune n’a d’yeux que pour lui…

Classe de CM2 école Savary
Sous la plume de Ramya, Gaella, Natacha, Sokona, Kristy, Amedi, Benoit, Jacob, Lara, Hayet, Camille, Mohamed, Stessy, Mariam, Chancy, Yasmine, Afza, Hamza, Fariza et Yusuf, avec la participation de leur enseignant Pascal d’Antoni.
Nouvelle primée par le Jury du concours Création d’une nouvelle en classe 2008-2009.


Les deux frères

C’est une histoire de guerre et de fraternité, l’histoire du pays du sourire, le Kampouchéa, dévasté par une guerre fratricide.

Sophat et Seille, deux jeunes Cambodgiens étaient deux frères inséparables. Ils étaient toujours ensemble, que ce soit dans les moments difficiles ou dans les moments heureux. Leur père, ils l’avaient peu connu si ce n’est au travers des récits de leur mère. Il était soldat dans les troupes du gouvernement. Jamais il n’était revenu du front. Elle évoquait un homme droit et courageux, un soutien de famille qui lui manquait terriblement.

Le conflit du Vietnam dépassait les frontières du Cambodge. Les bombardiers américains B-52 avaient fait de nombreux raids au-dessus du pays, pour essayer de mettre en fuite le Vietcong qui avait établi des bases dans la jungle cambodgienne.

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Les deux frères (suite)

L’organisation communiste des Khmers rouges, venant des montagnes du Cambodge s’était alliée aux Vietnamiens qui luttaient contre les Américains. Le gouvernement du général Lon Nol, soutenu par les Américains, avait remplacé le prince Sihanouk. Malgré tout, les communistes gagnaient du terrain et les Khmers rouges avaient repoussé l’armée de Lon Nol vers le Mékong.

Le peuple était déchiré : les uns soutenaient le pouvoir en place, d’autres se ralliaient aux révolutionnaires. Le chef des Khmers rouges, Saloth Sar, avait pris le nom de guerre de Pol Pot. La population fuyait la campagne où pleuvaient les bombes.

L’absence de son mari avait déclenché une faiblesse cardiaque chez la mère des deux adolescents. Elle disparut, laissant les deux jeunes enfants orphelins. Après la mort de leur mère, les deux garçons, éperdus de chagrin, s’étaient encore rapprochés et devinrent comme les deux doigts de la main. Toute leur adolescence, ils l’avaient passée chez leur grand-mère. Ils avaient grandi dans la ville de Phnom-Penh.

Seille, l’aîné, âgé de dix-sept ans, veillait sur son frère comme un père. Ce robuste garçon à la chevelure brune, au regard perçant, avait de l’énergie à revendre. Sa grande taille, son corps musclé impressionnaient son jeune frère Sophat. Du haut de ses quinze ans, celui-ci était en admiration devant son frère « modèle ». Lui, si timide, aux yeux marron doré qui reflétaient la douceur, l’innocence, avait hérité de la fragilité de la santé maternelle.

Leur grand-mère, Soriya, faisait tout son possible pour guider ses petits-fils dans le droit chemin. La tâche n’était pas facile, surtout avec Seille qui avait une forte personnalité ; et souvent Soriya s’énervait à cause des bêtises de l’adolescent. Sophat, plus docile et obéissant, était sa fierté. Les deux garçons ne se séparaient jamais. Souvent, le matin, de très bonne heure, ils allaient au bord du fleuve, le Mékong, mère des eaux. Pour eux, c’était d’abord, le Tonlé Thom, le grand fleuve. Il était large comme une mer et roulait des eaux vertes et calmes. Les deux garçons croisaient souvent le cortège des bonzes, qui, à l’aube, quittaient l’enceinte du temple, le vat. Vêtus de tissus orangés, crâne et sourcils rasés, pieds nus, ces moines portaient leur bol à aumône, le ba, en quête de nourriture.

Seille et Sophat pêchaient des poissons, frais et scintillants : carpes, perches, gouramis, anguilles... Ensuite, alors que le soleil était plus haut dans le ciel, ils partaient, chargés de paniers sur la place du quartier, vendre leurs poissons. Il leur fallait ensuite courir vers le lycée. Parfois, les jours de liberté, ils poussaient jusqu’au Tonlé Sap, le grand lac, pour une pêche miraculeuse. De toutes les contrées, les familles de paysans se déplaçaient vers la plaine des Quatre Bras. Le lac devenait un lieu de troc : paddy contre poissons et sel. Le fumage ou le salage avait lieu sur place. Une forte odeur de pra-hoc, technique qui réduisait le poisson en pâte, envahissait l’air, très loin, au-dessus des terres que baignait le lac. Cette pêche, c’était leur gagne-pain. Ils troquaient leurs poissons aussi chez les poissonniers de leur quartier contre d’autres marchandises. C’était aussi un appoint pour Soryia qui avait su mettre à profit ses talents de cuisinière : à la mort de sa fille, elle avait ouvert une « baraque » où elle servait ses spécialités aux client, la soupe de poisson à l’ananas, samlo machou, ou le poisson au lait de coco servi dans une feuille de bananier. L’endroit sentait bon la citronnelle et la coriandre. A ses côtés, Mhom, une jeune voisine, qui ne laissait pas Sophat indifférent, servait les personnes attablées à la fraîcheur d’un latanier.

Souvent, un Français, qui parlait parfaitement le khmer, venait se restaurer. Il avait dû quitter la petite ville de Siemreap, à côté des temples d’Angkor, maintenant contrôlés par les Nord-Vietnamiens. Ce passionné d’archéologie ne pouvait plus effectuer ses recherches dans les temples. Par ses récits, Seille et Sophat prenaient pied dans l’horreur de la guerre qui faisait rage aux portes de Phnom Penh. L’étranger raconta une nuit qui fut une épouvante. Du petit village où il habitait, à 13 km de Siemreap, il avait entendu de nombreuses explosions dont certaines semblaient bien proches ; il avait aussi entendu le retentissement étouffé du canon, puis les obus s’étaient élevés droit au-dessus de leurs têtes. Un sifflement strident s’estompait dans les profondeurs de la forêt… Ces récits prenaient des dimensions épiques.

Les deux garçons adoraient se baigner dans le fleuve dans la torpeur des après-midi après les cours. Ils y retrouvaient les amis du quartier. Seille, souvent entouré de filles, chahutait avec ses copains Ley et Son. Parfois Mohm les rejoignait. Sophat, plus réservé, restait à l’écart avec elle. Elle était bien jolie et coquette. Elle égayait son pantalon noir en portant des blouses colorées qu’elle changeait souvent. Quand il faisait chaud, sa longue tresse noire disparaissait dans le krama, ce carré de coton que le paysan khmer utilise comme écharpe ou serviette, enroulé autour de son cou.

- Venez vous baigner, Sophat, Mohm ! hurlait son frère.

Souvent Sophat raisonnait son frère aîné quand celui-ci voulait sécher les cours.

En avril, au point culminant de la saison chaude, tous se retrouvaient dans les eaux du fleuve, s’aspergeant joyeusement pour le nouvel an. Le rite voulait qu’on nettoie les statues de Bouddha pour obtenir la pluie, symbole de richesse et d’abondance.

Mais Phnom Penh changeait : Le Pays du sourire était à feu et à sang sous les bombardements américains, si bien que la population fuyait la campagne, pour se réfugier en ville.

Même le soir, tard, les routes étaient encombrées : cyclistes, pousse-pousse, taxis et camions de pièces détachées pour l’armée défilaient entre les haies de palmiers.

Vers le sud de la ville s’entassaient, depuis peu, de misérables cahutes de carton et de bouts de tôle. La population de la ville augmentait, régulièrement gonflée des réfugiés de guerre. Et puis au loin, le soir, on entendait le grondement sourd des bombardiers qui effectuaient leurs inlassables rotations. Souvent le silence de la nuit était déchiré de bruits d’explosions.

Un dimanche, comme souvent, avec quelques riels en poche, Seille et Sophat partirent au marché de Chbar Ampou. Les étals des marchands de fruits et légumes regorgeaient de bananes, melons, patates douces, choux chinois et cannes à sucre. Plus loin, se côtoyaient têtes de porc et feuilles de tabac. Une vieille femme chinoise, assise sur un panier, recousait l’ourlet d’un sarong. Une foule se bousculait autour d’elle pour lui marchander toutes sortes d’étoffes. Plus loin, des femmes tournaient et retournaient des papillotes de feuille de bananier, contenant des boulettes de riz fourrées à la banane, ou bien, grillaient des mygales.

Seille voulait des pendentifs de bouddha. C’était le dieu protecteur. Sophat achèterait du riz pour la maison. Soriya leur préparerait des nouilles khao phoun.

Ils se séparèrent pour gagner du temps et se donnèrent rendez-vous. Seille, en s’éloignant, dit à Sophat :

- Dans une demi-heure, devant l’épicerie du grand marché ! Fais attention, depuis quelques jours les Khmers rouges rôdent, cherchant des adolescents pour les enrôler !

Quelques minutes plus tard, alors que Sophat revenait avec son sac de riz, il aperçut, au loin, Seille devant un étal. Penché vers le marchand, dos à la ruelle, il choisissait ses pendentifs.

Une explosion retentit. Une attaque à la grenade…

Soudain, les gens, jusque là paisibles sur le marché, se mirent à crier et s’enfuirent dans tous les sens. Ici et là, les étals se renversaient, les fruits roulaient sur le sol… Quelle désolation. Des devantures de magasins avaient éclaté. Une clameur montait des allées de ce qu’il restait du marché : décombres de stands, victimes affalées, gémissements… et cette âcre fumée qui serrait les gorges.

Sophat se dissimula dans l’entrée d’un immeuble.

Seille fit volte-face… Les Khmers rouges !!! Leur brigade avait attrapé un malheureux qui hurlait, les yeux écarquillés d’épouvante : « Lâchez-moi, je ne veux pas vous suivre. Assassins ! » Ils le ruèrent de coups. Sous la violence des gourdins, le jeune homme resta sans vie, à terre. La place était déserte. Tous avaient fui… sauf la vieille femme qui soignait une petite fille, touchée au bras. Seille, paralysé par l’horreur de la situation, resta pétrifié. Un des guérilleros fondit sur lui, le bouscula :

- Si tu ne veux pas finir comme l’autre, alors suis-nous !

Seille n’avait pas le choix. A contre-cœur, la peur au ventre, il décida de les suivre.

Sophat sortit de sa cachette. Il ne pouvait abandonner son frère ! Seille l’aperçut derrière le groupe des Khmers rouges. Il hurla de toutes ses forces : « Noon !!! Sauve-toi ! » Sophat disparut à travers le chaos des stands renversés, avant que les Khmers rouges aient pu réagir. Ceux-ci forcèrent le prisonnier à avancer. Les poings liés, Seille ne put rien tenter. Dans sa tête, les idées se bousculaient : « Que va-t-il m’arriver ? Où va-t-on m’emmener ? Qui s’occupera de Sophat, de Soriya ? » Toutes ces idées s’embrouillaient dans la tête de Seille…

L’un des Khmers rouges le fit revenir à la réalité en lui arrachant le bouddha qu’il portait autour du cou. Il le piétina avec rage.

Quel coup au cœur pour Sophat, impuissant. Son frère, il le perdait. C’était comme si une partie de son cœur se déchirait ! Il aurait voulu hurler son désespoir. La camionnette des Khmers rouges, garée derrière le marché, démarra en trombe, soulevant le sable de la route.

Sophat rentra à la maison, les vêtements salis. Soriya le vit arriver et l’interrogea, pleine d’inquiétude. Où était Seille ? Sophat avait les larmes aux yeux. Sa gorge se nouait, il ne pouvait aligner deux mots. Sa grand-mère le serra contre sa poitrine. Quand il put enfin parler, il lui fit le récit de l’enlèvement de Seille. Soriya était secouée de sanglots : machinalement elle sortit deux bols qu’elle emplit de somla machou banle. Tous deux, aussi mécaniquement, avalèrent leur soupe, piètre moment de réconfort. La chaleur était accablante. Le moteur du ventilateur ronronnait comme un vieux chat en fin de vie.

Soriya avait cessé de pleurer. Elle s’essuya les yeux d’un coin de sarong, et rassembla les bols comme chaque soir. Ce soir, deux bols seulement… Ses jambes étaient sans force, et elle ne put se lever. Elle posa les bols sur la toile de la nappe, baissa la tête. « Ils le tueront ! » hurla-t-elle soudain.

- Cela dépend, répondit Sophat. Peut-être l’épargneront-ils, s’il combat à leurs côtés !

Elle releva la tête, contempla le jeune homme. Que pouvait-il faire, lui, si doux, si fragile ? Elle observa le bouddha de bois peint, dans le coin de la pièce : il méditait les yeux mi-clos. Il semblait bien loin. Il semblait en dire long sur l’un des douze commandements qui interdit de cacher la vérité des malheurs humains.

Sophat prit conscience qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’allait devenir son frère aimé. La grand-mère se sentit terriblement seule, elle avait très peur, pas pour elle, mais pour Seille. Sophat n’avait plus goût à rien. La nuit, il se retournait dans son lit ne pouvant trouver le sommeil…. Le vacarme des bombardements, les coups de feu, la lueur des incendies… Quelques mois s’écoulèrent. Le lycée avait fermé ses portes. Sophat se sentait inutile. Même Mohm avait du mal à le faire sortir de son mutisme.

Les troupes des Khmers rouges s’approchaient de la capitale. Déjà les faubourgs étaient sous leur emprise. Quelle désolation dans la ville. Le quartier de nos deux frères était défiguré.

Au moment de son arrestation, jeté dans la camionnette sans ménagement, les bras toujours liés dans le dos à la hauteur des coudes, Seille retrouva quelques compagnons d’infortune parmi lesquels il reconnut Son et Ley. Impossible de communiquer devant les gardes. Le camion roula jusqu’au milieu de la nuit. Impossible de savoir où l’on se trouvait : le camion était bâché, et la nuit, noire.

Les prisonniers furent déchargés comme de vulgaires colis. Seille et ses deux amis prononcèrent quelques mots sur leur détresse partagée. Des hommes armés attendaient. A la lueur des phares, on distinguait leurs silhouettes aux visages sombres, aux cheveux longs. La vue s’était accoutumée à la pénombre : ils portaient le krama autour du cou. Tous étaient vêtus du même pyjama noir. On serra des bandeaux sur les yeux des infortunés.

Ils marchèrent toute la journée et les deux jours suivants. Seille était dans un grand état d’agitation. Une colère sourde montait en lui. Très vite, elle avait fait place à un abattement, dû à l’effort physique d’une course à travers la forêt dans la moiteur tropicale. Ses compagnons étaient-ils encore près de lui ? Les oreilles en éveil, il entendait le pas précipité du garde qui donnait la cadence de cette marche forcée. Il sentait maintenant un peu de la fraîcheur humide d‘où lui parvenaient des bruissements d’insectes et le chant des oiseaux de la jungle. Parfois l’un ou l’autre trébuchait, surpris par la pousse épineuse d’un rotin, se collant sur les vêtements.

Dès l’aube du troisième jour, après un court repos dans une sala, une maison délabrée, le petit groupe était reparti sous une pluie battante, coupant par des sentiers glissants, au milieu des rizières abandonnées. Des chiens aboyèrent indiquant aux prisonniers la proximité d’un village. On obligea Seille à s’asseoir par terre. De longues minutes s’écoulèrent : l’ambiance était hostile, il entendait des allées et venues, des cris, des ordres. Souvent l’expression At yo té, « ça va aller », était proférée d’un ton rassurant, entrecoupant les discours, un peu mécaniques :

- Camarades, nous devons accomplir notre tâche. Nous sommes en guerre contre l’impérialisme américain. N’hésitez pas à appliquer les ordres de l’Angkar, l’organisation révolutionnaire !

Un garde s’approcha, dénoua le bandeau. Le soleil de midi aveugla Seille. Peu à peu, il s’appropria le paysage qui l’entourait. Ils étaient à l’entrée d’un village. Des bosquets d’aréquiers montaient dans le ciel. Il fut dirigé vers l’escalier d’une maison en bois sur pilotis. Dans la salle du haut, il retrouva ses deux compagnons, entravés, allongés sur le dos. Un énorme joug de pied enserrait leurs jambes. Leurs visages, blêmes, accusaient la fatigue et le désespoir. On dénoua les bras de Seille. Un soldat, aidé par des villageois, dégagea les deux morceaux d’un carcan de bois. La lourde traverse glissa et malgré les mouvements de raidissement du jeune homme, maintenu par plusieurs hommes, ses deux jambes furent soulevées et placées dans les encoches. Le piège se referma, ce qui lui fit pousser un cri de douleur, qui déclencha un regard haineux chez les geôliers. Les trois compagnons se retrouvèrent seuls. Mais la résistance les avaient quittés. Son, tout juste marié, pouvait à peine parler. Quand Seille s’adressa à Ley, celui-ci lui confia qu’il avait peu d’espoir sur leur triste sort. On leur monta du riz, des graines de sésame et du poisson grillé. Affamés, les trois jeunes gens avalèrent goulûment.

Le répit fut de courte durée. Le chef arriva, hochant la tête, avec un grand sourire. Ses dents étaient noircies par le bétel. Il s’assit, fixant les trois prisonniers :

- Je vous connais bien, vous avez travaillé pour les Américains… et s’adressant à Seille… par l’intermédiaire de l’ami français, celui qui apprécie la cuisine de ta grand-mère.

- Je ne travaille ni pour les Américains, ni pour personne ! protesta Seille.

- Nous ne sommes pas d’accord. L’Angkar arbitrera. Pour l’instant, camarade, nous sommes en guerre. Tu dois être soumis au régime des prisonniers, édicté par nos lois révolutionnaires.

Il s’éloigna, suivi des gardes. Seille s’assoupit quelques instants, vaincu par la peur et la fatigue. Des hommes firent irruption, saisirent les prisonniers qu’ils dégagèrent de leurs entraves, ils les soulevèrent et les ficelèrent. Ils les poussèrent vers la porte. Un grand arbre, un jacquier, tamisait le soleil. Seille aperçut un bout de la route qu’ils avaient sans doute suivie, au milieu de rizières abandonnées.

Une dizaine de Khmers rouges, armés, attendaient au pied de l’escalier. A nouveau, les prisonniers eurent les yeux bandés.

- Où nous emmenez-vous ? Je veux voir !!

- At oy té ! s’esclaffa un des gardes. Ne crains rien. C’est la procédure.

L’esprit engourdi, Seille avança, un pied devant l’autre, comme un automate, bousculé par un des gardes. A nouveau, une course à l’aveugle. La voix du chef annonçait les obstacles, les arrêts, les changements de direction. Personne d’autre ne parlait : bruits des pas, respirations, frottements des habits, cliquetis des armes.

On s’arrêta après la traversée d’une forêt claire, le silence était inquiétant.

Le camp était dissimulé au cœur d’une bambouseraie. La lumière du soir tombait. Un foyer distillait des fumerolles. On conduisit les prisonniers vers un des abris ouverts qui pouvaient accueillir une quinzaine de personnes. Tous étaient au khnoh, un joug collectif qui entravait la cheville de chaque individu.

Exténués par ces jours de marche, dans la boue, les trois jeunes hommes s’effondrèrent à l’emplacement qu’on leur avait assigné. Les jeunes gardiens, guère plus âgés que Seille, étaient armés de kalachnikovs. Le chef du camp était un homme grossier et brutal.

Les jours passaient, invariables, ponctués des besoins élémentaires : les prisonniers recevaient deux bols de riz dans la journée. Une escorte les accompagnait par petits groupes jusqu’à la rivière en contrebas pour un moment de toilette.

Tous les soirs, sauf quand il pleuvait, les soldats se réunissaient au centre de la place pour une confession collective. Assis en cercle, ils faisaient le bilan de leur journée. Leurs rapports étaient entrecoupés de discours doctrinaires :

- Camarades, corrigeons nos fautes… faisons le bilan de notre action… la délation est le premier devoir du révolutionnaire…
La seule distraction, c’étaient des poules et leurs poussins qui gambadaient, innocentes, au travers de la place circulaire au milieu des bâtiments.

Il plut par torrents pendant trois jours. Les gardiens dormaient dans des hamacs. Dans la baraque de Seille, une femme, la seule du camp, fut prise de tremblements. Etait-ce l’humidité ? Le froid ? Elle ne s’alimenta plus. Il apprit qu’elle souffrait de paludisme. Elle mourut dans la nuit. Ce ne fut pas la seule. Trois semaines plus tard, l’adjoint du chef fut pris de convulsions et mourut sur la place, au milieu des soldats, ahuris. Le chaman, consulté au village voisin, expliqua qu’il s’agissait de la vengeance du dieu de la rivière, fâché de voir ses eaux souillées par l’urine du camp.

En bonne escorte armée, le camp déménagea. Au moment du départ, Seille, Son et Ley pleuraient nerveusement. Cette illusion de liberté leur était douloureuse.

La nuit dans une sala avait été pénible. Les muscles, engourdis par de si longues journées d’entrave, avaient souffert de cette marche et les pieds étaient meurtris par les rugosités du sol. Si le nouveau camp était à l’image du premier pour la situation géographique, au cœur d’une bambouseraie, le régime avait changé. Les prisonniers devaient produire ce dont ils avaient besoin. Certains fabriquaient des médicaments. D’autres travaillaient le rotin pour fabriquer de petits objets.

La saison froide arriva avec le mois de novembre. Un froid humide tombait sur la forêt, la nuit. Le contact glacial de la terre réveillait les prisonniers, claquant des dents. Le chef leur fit une nuit, la faveur d’un feu de bois !

Le froid ne vint pas seul. Il avait pour messager, le paludisme. On enregistra quatorze morts en trois mois dans le camp. Seille n’y échappa pas : céphalées, tremblements, fièvre, convulsions. Mais sa robuste constitution lui permit de vaincre la maladie qui, de temps à autre, venait encore le visiter par de légers délires fébriles.

Les mois passaient avec l’alternance des saisons. Certains prisonniers étaient emmenés pour l’Angka leu, l’organisation suprême, de nouveaux les remplaçaient. Tous les soirs, soit avant de partir pour un raid nocturne, soit au retour d’une escapade dans un village en pleine journée, le chef réunissait les prisonniers. Assis en cercle, entravés aux chevilles, ils écoutaient ses instructions :

- Camarades, Lon Nol a trahi le peuple. Il a vendu le peuple khmer aux Américains. Il fait du profit sur le dos des paysans ! Ses fonctionnaires rançonnent, exploitent ! Nos frères communistes se battent pour sauver nos compatriotes attaqués par l’aviation américaine. Des centaines d’hommes et de femmes innocents meurent, chaque jour, pendant que les impérialistes s‘enrichissent, imposant au peuple une dictature fasciste et raciste. C’est à cause d’eux que le Cambodge a sombré dans la guerre. Ils nous ont humiliés. Nous sommes les descendants d’Angkor. Nous devons lutter contre les envahisseurs. Nous devons accepter le sacrifice suprême au nom de notre dignité et de l’indépendance nationale !

Ces discours rongeaient indiciblement la pensée individuelle des prisonniers.

Un matin, une rumeur confuse tira Seille de son sommeil. Tous les prisonniers furent levés par les soldats. Le chef Khmer rouge fit une déclaration :

- Camarades, vous êtes tous libérés sur place. Vous êtes désormais des soldats de l’armée de la libération. Vous allez participer à la lutte contre les impérialistes d’Amérique. Vous vous battrez pour la liberté du peuple khmer !

Les nouveaux soldats reçurent la panoplie du parfait combattant : ils porteraient tout sur eux : kalachnikov dans le dos ; chargeurs et grenades aux bretelles ; sac de riz sur le ventre ; dans une musette, réchaud, allumettes… Ils chaussèrent des souliers en pneu de voiture. Ce n’est pas tout. Un vélo serait leur monture pour permettre efficacité et discrétion.

Les combats faisaient rage entre l’armée régulière et la guérilla des Khmers rouges qui prenait de l’ampleur et se rapprochait de la capitale.

Les paysans qui affluaient à Phnom Penh racontaient des horreurs. Voici le récit de l’un d’entre eux, Méphum, chef du village, qui passait souvent mendier quelques restes de marmite auprès de Soriya :

- Les Khmers rouges sont arrivés dans mon village. Ils voulaient enrôler de force des adolescents. Trois pères de famille refusèrent de donner leur fils unique. La sentence, mise à mort, fut exécutée mais provoqua la révolte des villageois. Les assassins furent tués. Le village retrouva le calme. Un mois plus tard, j’étais à l’entrée du village devant le petit autel du neak ta, qui signifie, vieille personne, gardien du lieu. Il protège le village des épidémies, de la sécheresse. Le dieu, tant vénéré, avait-il perdu sa force ? Des soldats vietnamiens encerclèrent le village, les Khmers rouges, qui les accompagnaient, réunirent tous les habitants et les menacèrent : ils voulaient l’identité des trois hommes, qui s’étaient opposés à l’Angkar, et de leurs familles. Vingt et une personnes furent désignées, oncles, cousins, et cinq bébés. Adultes et adolescents furent massacrés publiquement à coups de bêche sur la nuque. Et les bébés… ce fut un jeune de quatorze ans, exhorté à voix basse par un des Khmer rouges, qui les a tués comme des petits chats, en les cognant à plusieurs reprises contre le tronc d’un vieux manguier . Et ce jeune bourreau, nous le connaissions, il habitait notre village ! Il avait été instruit quelques mois auparavant par les brigades des Khmers rouges.

- Tais-toi ! Assez ! hurla Sophat, et il fondit en larmes. A cet instant précis, il pensait à son frère. Participait-il à ces massacres ? Il ne pouvait plus rester indifférent devant tant de désolation, de souffrance. Même à Phnom Penh, encore en zone libre, certains spectacles devenaient insoutenables. Les réfugiés, dénués de tout, arrachaient l’écorce des grands kakis plantés au bord des rues pour faire cuire chiens et chats.

Sophat avait déjà longuement réfléchi, pesé le pour et le contre. Souvent un sentiment de lâcheté l’étreignait. Il était partagé entre son amour pour Mhom qui grandissait chaque jour et le sentiment d’abandonner son frère de sang. Il décida de s’engager dans l’armée régulière cambodgienne. Partir en guerre, c’était l’espoir de le retrouver.

Un matin, il se leva de bonne heure. Il avait souvent entendu, dans les rues de la capitale les camions militaires de l’armée régulière, recrutant les jeunes volontaires, avec leurs haut-parleurs. Il serait candidat à la guerre. Il le fallait.

Il revint vers midi chez sa grand-mère pour lui faire ses adieux. Elle eut de la peine à le reconnaître. Il portait une tenue de camouflage, imprimée de taches vertes et kaki. Il avait chaussé des rangers de l’armée américaine. Autour du ventre, il avait un foulard, orné de diagrammes et de lettres. C’étaient des diagrammes de protection que la guerre avait remis à la mode. La protection qu’ils apportent à celui qui les possède, découle du pouvoir que l’on donne aux lettres dans le bouddhisme.

- Non, ne pars pas !

Sophat prit un ton rassurant :

- Le général Lon Nol a tout prévu ; je recevrai une solde pour compenser mon départ. Cet argent t’aidera à survivre.

Soriya pleurait doucement, résignée. Elle embrassa son petit-fils longuement, s’enfuit rapidement dans la cuisine dont elle revint avec un sac de papier contenant des beignets frits. Sophat jeta un dernier regard autour de lui : la maison, la terrasse, le latanier, à l’ombre duquel il avait si souvent échangé avec les convives de sa grand-mère. Il aperçut Mhom, figée sur le seuil de la porte voisine. Elle se précipita dans ses bras, en pleurs :

- Ne me quitte pas, c’est trop dangereux ! Je ne supporterai pas ton absence !

Sophat tenta de la calmer, en ui murmurant son attachement pour elle, qui serait infaillible. Lentement, il la repoussa. Il serra le petit bouddha pendu à son cou et le pressa contre ses lèvres.

Les semaines passaient. L’armée cambodgienne, peu efficace, luttait contre les Khmers rouges qui continuaient à progresser dangereusement vers Phnom Penh depuis ses arrière-bases de la jungle. Il était facile pour eux de tendre des embuscades. Les militaires de Lon Nol allaient à la guerre comme des fonctionnaires. Les Khmers rouges pouvaient régler les attaques sur les heures de leur artillerie qui fonctionnait sur des horaires de bureau.

Un matin, la formation dont Sophat faisait partie, fut envoyée comme d’habitude en reconnaissance sur les lignes du front sous le commandement du jeune sergent Pran.

Le bruit des mitrailleuses les guida jusqu’à un petit mur de brique, à moitié écroulé. La troupe courut s’abriter le long d’un canon anti-tank, disloqué, à une centaine de mètres d’une maison en ruines, en lisière de forêt. Plus loin, s’étendait un bout de rase campagne plus longue qu’un terrain de football : une rizière. Au-delà, on devinait à travers des colonnes de fumées, la ligne des silhouettes de palmiers.

Deux soldats buvaient du coca-cola en écoutant un émetteur radio à la voix nasillarde. L’un d’eux avait le crâne enveloppé dans des tissus sanglants. L’autre s’adressa à la troupe avec un soupir :

- Vous arrivez à temps pour aider !

On entendit soudain un tir de mortier ! Le fracas de l’explosion siffla aux oreilles de Sophat. Des mitrailleuses, cachées dans la ligne d’arbres, ouvrirent le feu, les soldats de l’armée plongèrent sur le sol et ripostèrent avec des M 60. Les obus pleuvaient maintenant partout. Des morceaux de terre et de maisons en feu étaient projetés en l’air et retombaient sur les soldats. En baissant les yeux, Sophat vit une ligne de sang sur sa main. Il suça le sang et sortit son mouchoir pour panser l’entaille d’un éclat d’obus. Une explosion de mortier, à vingt mètres de là, les plaqua contre le sol. Deux jeunes soldats sortirent avec peine de la pluie de poussière, jetèrent leurs fusils et s’enfuirent, en hurlant d’horreur. Le jeune sergent cria vers eux… sans espoir. Ils disparurent dans la brume. Les tirs allaient crescendo. Il s’agissait d’une poussée importante de l’ennemi. Tous reculèrent à sauve-qui-peut. Certains obus ciblaient une cohorte de réfugiés qui fuyaient au milieu des charrettes cahotantes, des enfants qui pleuraient, des animaux épouvantés. Un char à bœufs était couvert de sang. Une des bêtes était morte, l’autre essayait de se relever, en titubant. Une fillette, les yeux fermés, hurlait, en se bouchant les oreilles.

Les tirs provenaient maintenant de la maison en ruines.

- Les Khmers rouges !…murmura une voix, à côté de Sophat.

Sophat contempla, fasciné, les silhouettes félines qu’il distinguait dans la fumée. Elles disparurent dans le rideau de verdure de la jungle. Pran hurla des ordres. Sa troupe se mit à la poursuite des fugitifs et s’enfonça dans la jungle. Silencieux, les soldats se faufilaient entre les branches. Les coups de feu qu’on entendait au loin, s’espacèrent. Le silence s’abattit sur la forêt. Un silence total : pas un cri d‘oiseau, pas un battement d’aile, pas le moindre feulement. Un silence angoissant. L’ennemi devait se trouver en face, mais où ? On ne distinguait qu’un mur de verdure, immobile. Pran observa les deux flancs où se tapissaient ses hommes. Ils semblaient tous figés. Au rendez-vous de la pagode abandonnée, une jonction devait se faire avec un groupe de renfort. Ils étaient en tout une quarantaine. Tous portaient un krama avec des diagrammes bénis par les bonzes.

Parmi eux Sophat reconnut Rath, un villageois réfugié qu’il avait croisé dans son quartier. Il lui rappelait Seille : sûr de lui, solide et musclé, sans doute déterminé dans son combat contre les Khmers rouges. Rath fit des signes à Pran :

- On peut contre-attaquer, ils ne doivent pas être très nombreux. Nous avons repéré leur position de repli, là-bas, à gauche, vers l’arbre couché. Ils possèdent une mitraillette. Je peux les surprendre par l’arrière avec quelques hommes.

- Non, c’est trop risqué. On décroche ! On se replie.

Pran leva la main droite, leur fit faire un mouvement circulaire. A gauche, à droite, les soldats se repliaient. Sophat était soulagé : refuser le combat quand c‘était possible, ne frapper l’adversaire qu’en cas de nécessité.

Tout semblait parfait. Trop parfait. La mitrailleuse entra en action.

C’était trop beau, se dit Sophat, en se cachant derrière un tronc d’arbre. Il entendit autour de lui l’impact des balles dans le feuillage ou la terre molle, et la peur l’envahit. Il aperçut deux de ses camarades de troupe qui tiraient, leurs visages étaient tendus. Il trouva le courage d’enclencher un chargeur qu’il portait à la ceinture, lâcha deux ou trois rafales, puis ils s‘abrita aussitôt. « Qu’est-ce que je fais là au milieu de nulle part ?» se répétait Sophat. Il n’était pas vraiment pro-américain, il n’était ni pour les uns, ni pour les autres. Il voulait simplement être cambodgien.

Sophat, la peur au ventre rampait, son fusil d’assaut M16 à la pliure du coude. Il avançait sur les coudes écartés et les genoux. Après cinq à six mètres dans les fourrés, il se redressa…

Dans l’autre camp, on se rapprochait de la troupe de l’armée cambodgienne. Chacun, dissimulé dans la végétation foisonnante de cette forêt qu’il connaissait centimètre par centimètre, rampait vers l’ennemi, couvert par quatre guérilleros d’arrière-garde. Seille n’était plus qu’à quelques mètres.

Mais ce jeune homme, là, si proche, était-ce une apparition ? Sophat, ce frère chéri, si lointain mais jamais oublié… Le trouble dura quelques secondes, Seille se ressaisit pour intercepter le tir du camarade qui se tenait à sa gauche et avait mis son frère en joue. Il bondit comme un chat. En rabattant la crosse du fusil, il déclencha le tir : une balle lui traversa le thorax…

Sophat s’était mis à courir, tête dans les épaules, jambes pliées. Il fit dix mètres pour rejoindre ses camarades qui avaient atteint le fond de la futaie. La première balle l’atteignit à l’arrière de la cuisse, stoppant sa course. Il trébucha. Il reçut la seconde, au moment où il sautait en l’air. Celle-ci le toucha vers l’épaule. Il perdit connaissance.

Epilogue

Sophat fut ramassé par les soldats de sa brigade. Dans un premier temps on le calma avec les moyens du bord : l’opium. Puis on le soigna à l’hôpital civil de Phnom Penh, Preah Keth Mealea, qui concentrait tous les malheurs des cinq années de guerre. Enfin, grâce au Français, il fut transféré à l’hôtel Phnom dont le restaurant, investi par la Croix-Rouge, était converti en centre de convalescence pour les blessés. Il retrouva Soriya et Mohm. Il avait retrouvé aussi sa ville méconnaissable. Une centaine de roquettes tombaient tous les jours. Des flammes, de la fumée, des murs qui s’écroulaient, la population qui fuyait !

Les troupes Khmers rouges lancèrent une ultime offensive sur le pont de Monivong

En avril, les forces armées nationales khmères capitulèrent. Lon Nol quitta le gouvernement.

A cinq heures du matin, le 17 avril, la guerre était finie.

La foule accueillit les vainqueurs avec allégresse : « C’est la paix ! C’est la paix ! Nous sommes frères ! »

Les roues des chars écrasaient les fleurs des temples, semées sur le boulevard Norodom.

Sophat sortit de l’hôtel Phnom, accompagné de sa grand-mère et de Mohm, venues lui rendre visite. Quelles étaient les intentions des Khmers rouges ?

Il croisa un soldat qui marchait, penché sur une bicyclette, un AK-47 appuyé sur le cadre. Il portait un treillis vert par-dessus un pyjama noir. De son col dépassait un large pansement jauni. Sophat se pencha, l’homme s’arrêta, sans un sourire. Il répondit machinalement aux questions qu’on lui posait. Il avait vingt-trois ans. Il s’appelait Seille, il était depuis cinq ans dans le mouvement. Sa diction inexpressive traduisait l’état de son esprit : un trou noir.

Sophat hurla, secoua son frère :

- Oh ! Seille ! Tu ne me reconnais pas ? Tu nous as manqué !… Oh ! Seille ! Mon frère chéri.

Soudain des larmes montèrent aux yeux de Seille, qui, en sanglots, s’accrocha au cou de son frère. Puis ce fut Soriya qui embrassa son petit-fils retrouvé, laissant éclater son bonheur, au milieu des larmes.

La chaleur de ces effusions, lentement, réveillait l’esprit égaré de Seille, engourdi par de si longs mois de souffrance. Mais son regard lointain ne parvenait pas à établir une communication avec les siens. Ses yeux reflétaient encore des lueurs de l’horreur vécue… Lui serait-il possible de retrouver sa vie d’avant ?

Quelques heures plus tard…

Tous les citoyens de Phnom Penh étaient contraints de quitter la ville sous le prétexte de bombardements américains encadrés par les « vigilants » Khmers rouges.

L’après-midi touchait à sa fin, le Tonlé Sap engloutissait dans ses eaux dorées des tas de secrets.

Classe de troisième
collège Les Pyramides
Sous la plume de Vincent, Rached, Sophat, Myriame, Jennifer, Abdelrahmane, Ouissem, Yassine, Heunice, Jessy, Mayada, Gaspard, Samy, Christophe, Fabien, Maëlisse, Donia, Christopher, Rajasundar et Hervé, avec la participation de leur enseignante Claudie Lachiche
Prix Spécial du Jury 2009, concours Création d’une nouvelle en classe 2008-2009.


La taupe

Fin septembre 1972, à Jérusalem en Israël, un jeune homme se faufile dans la foule. Il se prénomme Joshua. Il vient de passer devant la Bibliothèque nationale juive et universitaire dans le quartier Givat Ram pour vérifier que la bombe, qu’il a actionnée à distance, a bien frappé les membres de la commission parlementaire des affaires étrangères et de la défense se réunissant ce jour-là à la Knesset. Le hall a été soufflé et les voitures officielles qui déposaient les législateurs éventrées : des corps déchiquetés gisent au milieu du fatras de pierres et les sirènes des secours commencent à mugir. Les violences terroristes palestiniennes sont alors à leur apogée. L’organisation Septembre noir a tué des athlètes israéliens aux Jeux Olympiques de Munich, en a pris d’autres en otage qui n’ont pas survécu à l’intervention de la police allemande. En représailles, le 9 septembre, des avions israéliens ont bombardé les bases de l’OLP en Syrie et au Liban, ainsi que des camps de réfugiés.

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La taupe (suite)

Six ans plus tôt, Joshua s’appelait Amine et vivait avec sa famille à Gaza, mais cette dernière a été décimée par un raid israélien lors de la guerre des Six Jours. C’était le 8 juin 1967, il se souvient de ce moment atroce lorsqu’il a découvert sous les décombres les corps à peine reconnaissables de ses parents et de Fatima, sa jeune sœur. Sans repère, anéanti, il erra des heures et des heures parmi les carcasses métalliques et les corps mutilés. Les jours suivants, il déserta le lycée et dans une grande solitude, il passa de longues heures à se poser des questions sur son devenir. Sa décision avait mûri : il ne fallait pas qu’il se résigne, il fallait qu’il venge les siens d’une manière ou d’une autre.
De retour en classe alors qu’il se trouvait en salle d’étude, un surveillant qu’il connaissait à peine lui posa la main sur l’épaule et lui dit : « Rendez-vous derrière la boucherie Nasrine à 19 heures ! » Ce qu’Amine ignorait, c’est que des recruteurs d’une organisation armée palestinienne avaient infiltré l’école pour y enrôler des jeunes comme lui. Intrigué et méfiant, il hésita mais se rendit tout de même à l’endroit indiqué. L’homme lui souffla d’emblée : « Je suis au courant de ton histoire, si tu veux te venger, travaille pour nous, rejoins notre cause ! » Ces paroles rencontrèrent un écho en Amine et quelques jours après, il retrouva le même interlocuteur et accepta. Il avait de nouveau un but : il intégra le Tonnerre, tel était le nom de l’organisation, et fut soumis pendant trois années à un entraînement intensif. Douze heures par jour, il apprit à manier les mitraillettes, les fusils mitrailleurs AK 47, à se familiariser avec les mortiers, à fabriquer des bombes et à savoir les déclencher à distance. Amine est fin prêt ; il est métamorphosé. On lui a fait revêtir la chemise kaki, le pantalon beige aux multiples poches destinées à contenir des armes. Ses cheveux, fort courts et très bruns, lui donnent un air sévère. Ce n’est plus l’adolescent fragile de mai 1967. Sa détermination et sa ténacité se lisent dans son regard noir et perçant. Les exercices physiques répétés ont sculpté sa musculature et son endurance, sa force et sa souplesse en font un « soldat accompli ». Bien sûr, il posera des bombes, mais la première mission est bien différente de celle à laquelle il songeait. En effet, pendant trois ans encore, il apprend la langue hébraïque de manière parfaite pour donner le change, et loge dans une famille appartenant à la minorité arabe d’Israël, afin de ne pas commettre d’impair sur le mode de vie israélien lorsqu’il sera en mission. En effet, il va devenir une taupe : Joshua, jeune reporter juif, dans le grand journal israélien Haaretz. Il a alors commencé une tout autre vie faite de missions successives.

L’attentat du Parlement a donc été une réussite, et comme toujours, Joshua attend un nouvel ordre de mission. Une lettre lui indique que le Tonnerre, qui veut saboter toutes les conférences sur la paix, car les décisions qui y sont prises lèsent les intérêts palestiniens au niveau territorial, lui ordonne de se rendre à l’une des plus importantes, afin de voir si des politiciens israéliens pourraient constituer des cibles potentielles.
Il entre dans une salle immense aux murs ocre et au sol sombre. Une grande estrade en bois ciré trône au fond de la salle et, devant elle, s’alignent plusieurs rangées de chaises. Une effervescence inaccoutumée règne en ce lieu compte tenu de la tension perceptible dans le pays. Amine, s’étant mêlé à ses confrères, tente d’obtenir des informations sur la conférence mais observe surtout d’un œil aiguisé et avisé les officiels présents.
C’est une voix qui lui fait porter le regard vers le lieu où sont installés les intervenants, une voix calme et profonde, posée et pourtant déterminée, juste une voix. Ce n’est que dans un second temps qu’il entrevoit une jeune femme rayonnante, le visage animé par les propos qu’elle tient. Depuis longtemps, les sentiments amoureux ont été relégués au second plan dans le cœur du jeune homme mais là, il est troublé. D’autres orateurs se succédèrent et Joshua ne revoit pas cette pacifiste convaincue qui se prénomme Sarah.
Les jours qui suivent, Joshua est en proie à des tiraillements et paraît dubitatif puis ébranlé. Des questions l’assaillent : pourquoi cette voix envoûtante m’obsède-t-elle ? Comment la chasser de mon esprit ? Ne suis-je pas un guerrier palestinien fait uniquement pour la lutte armée ? Ne suis-je en Israël qu’avec un unique objectif, le combat anti sioniste et la vengeance ? Cependant, le visage entraperçu le hante toujours. Alors, Joshua profite de son statut au sein du journal pour solliciter une interview avec une femme pacifiste. Il n’a pas oublié le nom inscrit à la tribune de la conférence : Sarah Bernstein, et il demande à la rencontrer dans les locaux du Haaretz. Elle répond avec honnêteté et franchise à toutes ses questions, décline les raisons qui d’après elle existent pour établir la paix entre les deux peuples ennemis. Ayant fait des études historiques, elle a de solides connaissances sur le conflit. Joshua entrevoit la réalité du conflit sous un angle qu’il n’avait pas envisagé : pour la première fois, il se met à la place de son ennemi. Sarah n’élève pas la voix mais possède une force de persuasion et une maturité qui subjuguent le jeune homme, tout autant que ce visage aux traits fins encadrés d’une chevelure brune ondulée. Mais il lui faut continuer car même s’il le voulait le Tonnerre ne le lâcherait pas comme cela ! Tomber amoureux d’une Israélienne pacifiste, cela n’a pas de sens, lui qui voue une haine irréversible aux Israéliens ! Ce n’est pas la voie qu’il s’est tracée !
Pourtant, entre les missions que Joshua mène avec de moins en moins de fougue et de foi, entre les activités militantes de Sarah, et les attentats qui ne cessent pas à Jérusalem, ils se revoient et se fréquentent régulièrement.
Leur relation est à présent très sérieuse puisqu’elle dure depuis six mois mais elle est entachée d’un double mensonge : Joshua s’est tu à propos de sa vie passée et de ses missions actuelles ; Sarah n’a rien dit à sa famille de cet amour caché, car ses parents sont très protecteurs et malgré son âge et son indépendance, ils aiment avoir un droit de regard sur ses fréquentations.
 Le père de Sarah, ancien du Mossad, n’ignore rien des activités militantes de sa fille mais ce jour-là, son sang de père ne fait qu’un tour lorsqu’il entend à la radio qu’un attentat affreusement meurtrier vient d’être perpétré devant l’université hébraïque du Mont Scopus à Jérusalem, dans laquelle Sarah propose un débat aux étudiants. Un Palestinien a placé des explosifs à l’intérieur de l’université. Terrifié à l’idée que sa chère Sarah puisse être l’une des victimes, il traverse Jérusalem. Une image de corps en lambeaux et de bâtiments dévastés s’offre à lui : même « un ancien dur à cuire » du Mossad avec un esprit aguerri ne peut s’habituer à l’horreur. Il sait pertinemment qu’Israël va riposter en bombardant les camps de réfugiés du Liban et de Jordanie, et que le grand perdant sera toujours la paix, la paix pour laquelle se bat Sarah, contre vents et marées depuis quelques années déjà.
Il la cherche partout, s’enquiert auprès des autorités et des sauveteurs sur l’identité des victimes mais rien ! Soudain, il l’aperçoit en pleurs dans les bras d’un homme. Elle va bien, c’est l’essentiel ! Mais son instinct de père et ses automatismes d’ancien agent des services secrets l’incitent à suivre le jeune homme dès qu’il a quitté sa fille. C’est ce qu’il fait ! Joshua, malgré sa discrétion infaillible, peut-être moins vigilant à cause de ce qu’il éprouve, ne se méfie pas assez et part faire un débriefing sur l’attentat avec un autre Palestinien infiltré à Jérusalem. Isaac  Bernstein a déjà vu le visage de cet homme quelque part, il connaît cet individu, oui, c’est cela, il a eu sa photographie en mains quand, avec ses collègues du Mossad, il recherchait les taupes palestiniennes et que pour pouvoir plus tard démanteler tout le réseau, il l’avait laissé agir. Plus aucun doute pour lui, l’homme qu’il a vu avec sa fille est dangereux. Il se renseigne cependant auprès d’anciens agents et acquiert la certitude que l’homme qui a enlacé sa fille chérie est un soldat d’une organisation anti-israélienne. Il ne sait pas exactement comment il va utiliser cette découverte mais le plus urgent est d’avertir Sarah. Il la retrouve livide chez eux et après l’avoir quelque peu calmée et réconfortée, il lui assène la terrible vérité : «  Ne revois jamais l’homme avec lequel tu te trouvais tout à l’heure, c’est un terroriste palestinien assoiffé de sang, mu par la vengeance, un être insensible, froid et calculateur. » La jeune Sarah, d’habitude placide, devient furibonde, pleure, hurle, s’en prend à son père. Cependant, au bout de quelques jours, elle a entendu les arguments paternels mais surtout a consulté le dossier de photos qu’il lui a apporté et qui contient des preuves irréfutables des agissements de Joshua. Elle se rend alors à l’évidence : elle a été abusée, trahie ; elle est meurtrie et humiliée…
Pourtant, elle veut obtenir une explication de la part de Joshua. Elle se rend au Haaretz et exige qu’il lui raconte tout. Joshua, sans rien omettre de son enfance heureuse dans Gaza, du déchirement qu’a été la mort des siens, de la décision de vengeance mûrement réfléchie et de son infiltration en Israël, lui affirme que cet aveu est une immense preuve de confiance et d’amour. Sarah est en proie à des sentiments contradictoires et finit par lui souffler : « Avec le temps, je pourrai peut-être t’accorder mon pardon ! »

Sans cesser de penser l’un à l’autre, ils ne se revoient plus. La guerre du Kippour survient en octobre 1973 : Israël est attaqué par l’Egypte et la Syrie. Compte tenu des circonstances, l’organisation d’Amine-Joshua rappelle ses taupes mais lui, reste en Israël. Il se tient caché mais à présent, il n’a qu’une idée en tête : que Sarah l’accepte tel qu’il est. Quelques mois plus tard, à la faculté des sciences politiques de Tel-Aviv un homme appelle à la réconciliation entre le peuple palestinien et le peuple israélien. Dans le public, une jeune femme à la chevelure brune n’a d’yeux que pour lui…

Classe de troisième
collège Les Pyramides

Sous la plume de Saïf, Audrey, Saranya, Azedine, Naoual, Alix, Emma, Manon, Hamsatou, Jonathan, Mohamed, David, Sylvain, Antoine, Joy, Edith, Léa, Jonathan, Mégane, Violaine, Massila, Aïchatou, Nabila, Séphora et Kassandra, avec la participation de leur enseignante Pascale Goulé.
Nouvelle primée par le Jury du concours Création d’une nouvelle en classe 2008-2009.



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